Analyse du Diable au corps
Roman initiatique, roman d’amour, roman tragique, roman d’analyse et roman d’inspiration autobiographique, roman à succès et roman à scandale, Le Diable au corps est tout cela, et bien plus encore.
» C’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras » déclare le narrateur, qui n’a pas de nom, dès les premières lignes du roman. Le terme ambigu d’ » aventure » contenu dans ce jugement rétrospectif suggère à la fois l’événement important qui marque une vie, le roman d’aventures, et la liaison sensuelle. C’est le même lien entre l’enfance et l’âge d’homme qui est tissé par le titre, Le Diable au corps. En effet, l’expression » avoir le diable au corps « , qui s’applique souvent à des enfants particulièrement agités et inventifs en matière de bêtises, a pris, avec le roman de Radiguet, une connotation érotique attestée par les dictionnaires. Or l’histoire du Diable au corps est l’histoire d’une initiation, celle d’un garçon de seize ans qui, en 1918 va connaître l’amour avec une femme plus âgée que lui, mariée de surcroît à un soldat qui risque tous les jours sa vie au front. Marthe, la jeune femme, mourra, laissant derrière elle un enfant, le fils du narrateur, que le mari de celle-ci, Jacques, élèvera comme son fils, n’ayant pas su l’infidélité de sa femme.
Roman initiatique, roman d’amour, Le Diable au corps est également un roman d’analyse, un roman tragique aussi, puisque le narrateur explique dans un récit rétrospectif comment est née sa liaison avec Marthe, et comment les circonstances, les temps de guerre, sa famille, la famille de Marthe, ont permis cette relation, dont l’issue sera tragique pour la jeune femme. Le goût de l’explication et de l’analyse psychologique se révèlent à chaque page, le narrateur tentant d’expliquer ses sentiments et ses actes. Se révélant puéril, cruel et froid, développant de Marthe une image assez ambiguë, le narrateur adulte montre avec précision le caractère tragique de cette liaison vouée à l’échec, et qui s’achève avec la mort de l’héroïne. Le personnage de Marthe rappelle les héroïnes de Racine, car son amour aveugle, son goût de la révolte et de l’absolu, se heurtant à la réalité familiale et sociale, la conduisent à la seule issue envisageable, la mort. L’analyse psychologique prend souvent dans le roman la forme de maximes qui rappellent nettement celles de La Rochefoucauld : » Le bonheur est égoïste « , » Ce n’est pas dans la nouveauté, c’est dans l’habitude que nous trouvons les plus grands plaisirs « , » Celui qui aime agace toujours celui qui n’aime pas « , » L’amour, qui est l’égoïsme à deux, sacrifie tout à soi, et vit de mensonges « , » Les vrais pressentiments se forment à des profondeurs que notre esprit ne visite pas. Aussi, parfois, nous font-ils accomplir des actes que nous interprétons tout de travers « . La nouveauté et la réussite du Diable au corps doivent beaucoup à cette influence reconnue, et féconde, de ces grands auteurs classiques.
Radiguet a puisé dans son expérience personnelle la trame de son roman. Il a effectivement eu une liaison entre 1917 et 1919 avec une jeune femme plus âgée que lui, Alice, qui était mariée à un soldat combattant au front. Mais Le Diable au corps est plus qu’une transposition de cette aventure personnelle, et l’auteur, dans un article paru le jour de la sortie du roman le rappelle clairement : » Ce petit roman d’amour n’est pas une confession, et surtout au moment où il semble davantage en être une. C’est un travers trop humain de ne croire qu’à la sincérité de celui qui s’accuse ; or, le roman exigeant un relief qui se trouve rarement dans la vie, il est naturel que ce soit justement une fausse autobiographie qui semble la plus vraie » (Les Nouvelles littéraires, 10 mars 1923).
Enfin, il faut dire quelques mots sur les conditions de parution du roman. Bernard Grasset, l’éditeur, a savamment orchestré le lancement du Diable au corps, en insistant sur la jeunesse de l’auteur du roman à paraître, en envoyant des photographies de Radiguet aux journaux, utilisant même le cinéma pour montrer l’auteur signant son contrat avec la maison d’éditions. Le succès est immédiat, mais c’est essentiellement un succès de scandale : l’âge de l’auteur, la jeunesse du personnage et le scandale de sa liaison avec une femme mariée, qui plus est avec un soldat qui combat au front, irritent, cinq années à peine après la fin de la guerre. Radiguet a répondu à ces critiques dans l’article paru dans Les Nouvelles littéraires le 10 mars 1923, alimentant ainsi la polémique. Le scandale s’est apaisé depuis, et Le Diable au corps est devenu un classique de la littérature du début du vingtième siècle.
Clemence Camon