« Juste la fin du monde » de Jean-Luc Lagarce

Présentation de « Juste la fin du monde »

« Juste la fin du monde » (1990) est une pièce de Jean-Luc Lagarce qui fait partie du cycle dramatique du « fils prodigue », composé de quatre pièces écrites entre 1984 et 1995, parmi lesquelles « Retour à la citadelle » (1984), « J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne » (1994) et « Le Pays lointain » (1995).

« Juste la fin du monde », comme les autres pièces de cette tétralogie n’est pas à proprement parler autobiographique, mais on peut l’assimiler au courant de l’autofiction qui marque la littérature du 20ème siècle, et qui se caractérise par un récit mêlant la fiction et l’inspiration autobiographique.

La pièce a été refusée par tous les comités de lecture auquel l’auteur l’a envoyée. A la suite de ces échecs, Jean-Luc Lagarce arrête d’écrire pendant deux ans, hormis quelques articles et textes courts. Le texte de « Juste la fin du monde » ne sera publié qu’en 1999, par les Solitaires intempestifs, la maison d’édition qu’il a lui-même créée.

Il faut attendre 1999  avant de l’entendre dans la mise en scène de Joël Jouanneau (Jean-Luc Lagarce est mort en 1995). Aujourd’hui la pièce connait un succès mondial. Elle a été traduite dans près de 20 langues et est rentrée au répertoire de la comédie française en 2008 dans une mise en scène de Michel Raskine. Elle a reçu le Molière du Meilleur spectacle.

Xavier Dolan l’a adaptée au cinéma . Louis (Gaspard Ulliel), écrivain à succès, y revient chez lui après douze années d’absence. Il y retrouve sa mère (Nathalie Baye), son frère (Vincent Cassel) et sa femme (Marion Cotillard), sa sœur (Léa Seydoux). Se sachant condamné par la maladie, il vient annoncer sa mort imminente, mais repartira, quelques heures plus tard, sans avoir pu le faire.

Le film a été présenté à Cannes, en 2016. Il a remporté le grand prix du Festival ainsi que le prix du jury œcuménique.

En 2017, il a obtenu 3 César : meilleure réalisation, meilleur acteur et meilleur montage.

Résumé de la pièce « Juste la fin du monde »

Louis, trente-quatre ans, est à l’aube de sa mort. Il a peur, mais il a décidé : il retournera voir sa famille. Après un très long silence ponctué de cartes postales, « petites lettres elliptiques », il parlera.

Lors d’une ultime visite, il annoncera sa mort prochaine à sa mère, à sa petite sœur Suzanne, et à son frère Antoine. À la discrète Catherine, la femme de celui-ci, il parlera aussi. Mais le retour inespéré du fils aîné dans « la maison de la mère » ranime d’anciennes querelles et de vieux fantômes de famille. Les mots s’empêtrent et les malentendus s’accumulent sous l’œil de la mère, car à la ville, « vous vivez d’une drôle de manière », dit-elle. Digressions, arrêts brusques, redites, la parole est en errance. Chacun tente de rattraper le temps perdu. Expression maladroite de la solitude, du doute, du manque, de l’envie, et de l’amour dissimulé sous un voile de rancœur. Finalement, Louis repart sans avoir pu se livrer, « sans jamais avoir osé faire tout ce mal », emportant à jamais son secret, comme si le silence était la seule issue.


Jean Luc Lagarce

Jean-Luc Lagarce est né le 14 février 1957 à Héricourt (Haute-Saône). Il est l’aîné de trois enfants. Ses parents sont ouvriers chez Peugeot, et protestants.

Il passe sa jeunesse à Valentigney, entre Montbéliard et Sochaux.

En 1975, pour suivre des études de philosophie, il vient à Besançon où parallèlement il est élève au Conservatoire de région d’Art dramatique. Il  rêve de devenir écrivain.

Jean-Luc Lagarce fonde en 1977 avec d’autres élèves une compagnie théâtrale amateur le Théâtre de la Roulotte (en hommage à Jean Vilar) dans laquelle il assure le rôle de metteur en scène, montant Beckett, Goldoni mais aussi ses premiers textes.

En 1979, sa pièce Carthage, est diffusée par France Culture dans le nouveau répertoire dramatique dirigé par Lucien Attoun qui régulièrement enregistrera ses textes.

En 1980, Jean-Luc Lagarce obtient sa maîtrise de philosophie en rédigeant Théâtre et Pouvoir en Occident. Suite à sa rencontre avec Jacques Fornier, le Théâtre de la Roulotte devient en 1981 une compagnie professionnelle où Jean-Luc Lagarce réalisera vingt mises en scène en alternant créations d’auteurs classiques, adaptations de textes non théâtraux et mises en scène de ses propres textes.

En 1982, Voyage de Madame Knipper vers la Prusse Orientale est mis en scène par Jean-Claude Fall au Petit Odéon programmé par la Comédie-Française (son premier texte à être monté par un autre metteur en scène en dehors de sa compagnie et à être publié sous forme de tapuscrit par Théâtre Ouvert). Jean-Luc Lagarce verra seulement quatre de ses textes montés par d’autres metteurs en scène et après 1990, aucun ne le sera, mais il ne se sentira pas un auteur « malheureux », il est un auteur reconnu et ses pièces sont accessibles, lues, voire mises en espace ou publiées.

C’est en 1988 qu’il apprend sa séropositivité, mais les thèmes de la maladie et de la disparition sont déjà présents dans son oeuvre notamment dans Vagues Souvenirs de l’année de la peste (1983) et il refusera toujours l’étiquette « d’auteur du SIDA » affirmant, à l’instar de Patrice Chéreau, que ce n’est pas un sujet.

En 1990, il réside six mois à Berlin grâce à une bourse d’écriture (Villa Médicis hors les murs, Prix Léonard de Vinci), c’est là qu’il écrit Juste la fin du monde, le premier de ses textes à être refusé par tous les comités de lecture. Il arrête d’écrire pendant deux ans se consacrant à la mise en scène, écrivant des adaptations et répondant à des commandes (cf. Comment j’écris in Du luxe et de l’impuissance). Essentielle dans son oeuvre, il reprendra intégralement Juste la fin du monde dans son dernier texte Le Pays lointain.

Sa vie de théâtre sera révélatrice, vingt ans durant, de ce que le paysage français de la fin des années soixante-dix jusqu’aux années quatre-vingt-dix pouvait offrir comme chances et comme déboires à un jeune homme de talent. Elle est partagée, pour Jean-Luc Lagarce, entre l’écriture et la mise en scène – en qualité de « chef de troupe » – et entre la province et Paris.

  Rares sont les metteurs en scène français qui se sont emparés de ses œuvres avant sa mort, en 1995. Jean-Luc Lagarce vit les sept dernières années de sa vie se sachant atteint du virus du SIDA, en spéculant sur sa fin programmée. La thématique de la disparition et celle de la famille (biologique ou d’élection) sont au centre de son œuvre. Au printemps 1990, grâce à une bourse de la Villa Médicis hors les murs, il s’installe pour trois mois à Berlin, où il rédige Juste la fin du monde. Une première ébauche de la pièce comprenait le Père, la Mère, la Sœur, l’Ami du Fils et le Fils. L’Ami du Fils disparaîtra comme le Père, laissant la place au Frère et à la Belle-Sœur dans la version finale. (Une autre version, plus ample – Le Pays lointain, achevé une semaine avant sa mort – convoquera tous les membres de la famille biologique et de la famille d’élection.) À son retour de Berlin, il commence à diffuser la pièce, qui compte parmi les plus belles, les plus achevées, de toute son œuvre ; très rares sont ceux qui la comprennent et l’acceptent. Après la mort de Jean-Luc Lagarce, François Berreur, son exécuteur testamentaire, travaille avec obstination à la reconnaissance posthume de ses écrits. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, le monde du théâtre français ouvre les yeux sur cette œuvre d’une immense poésie. Aujourd’hui, Jean-Luc Lagarce est, à juste titre, l’un des auteurs français Le spectacle Jean-Luc Lagarce les plus admirés et les plus joués dans son pays et à l’étranger.

Jean-Luc Lagarce est mort en septembre 1995 au cours des répétitions de Lulu.

 

Juste la fin du monde, la pièce « qui fait du chagrin » par Muriel Mayette

Inscrire une pièce de Jean-Luc Lagarce au répertoire, après l’entrée du Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, témoigne de notre volonté d’enrichir notre mémoire des œuvres dramatiques majeures, des grandes écritures et des grands élans poétiques. Jean-Luc Lagarce, dont le langage poétique regorge de secrets, semble emprunter des rythmes quotidiens. Il sait nous raconter mieux que quiconque notre incapacité au dialogue, le lourd poids des non-dits. Son écriture navigue sans cesse entre un réalisme aux accents romantiques, et des réajustements permanents de la parole qui en dévoilent les contradictions. Sa musicalité effleure nos âmes, cette langue n’a de « naturaliste » que l’apparence. C’est un théâtre où tout se devine avec distance ; un théâtre qui paraît simple mais dont les détours nous percent le cœur, car les silences y parlent plus sûrement que les mots. Juste la fin du monde nous entraîne dans les méandres des liens familiaux. La pièce raconte l’ultime chemin d’un fils, son retour vers les siens, vers sa mère, son repaire. Il faudrait que quelque chose soit dit, pourtant l’essentiel se tait, et nous assistons impuissants à ce manque. L’auteur souffle des mots qui nous semblent clairs, mais dont on pressent des racines complexes et douloureuses. L’histoire, petit à petit, devient la nôtre. Elle se déroule avec un goût amer que nous reconnaissons. J’ai proposé au metteur en scène Michel Raskine de tenter l’utilisation d’un langage scénique plus contemporain : le gros plan. Nous avons réinventé notre Salle Richelieu en bouleversant nos habitudes. Il est essentiel de trouver chaque fois le lieu juste du langage. Nous abordons cette pièce en réinventant un rapport au théâtre concentré pour cette histoire « qui fait du chagrin », comme toute histoire intime et obstinément vivante. Muriel Mayette, janvier 2008 administrateur général de la Comédie-Française

« Du luxe à l’impuissance », Jean-Luc Lagarce évoque son rapport au monde dans l’écriture.

« Et parfois, je me sens impuissant. Inutile, dans l’incapacité de tout, restant là à ne plus rien pouvoir faire, faire ou dire. Être aveugle et sourd et imbécile encore, silencieux de ma propre imbécillité. Attendre et subir mon impuissance. Être immobile dans l’incapacité de prendre la parole, de prolonger le discours, de répondre, de dire deux ou trois choses imaginées dans la solitude et qu’on pensait essentielles.

Et parfois, je me sens inutile devant le Monde. Ce que dit la rumeur, l’arrogance omniprésente de la rumeur, ne pas le comprendre, ne pas le comprendre ou ne pas l’admettre, l’imaginer autrement, savoir qu’on doit, qu’il est de mon devoir – se dire ces mots-là : le devoir – savoir qu’il est de mon devoir de le dire d’une autre manière et ne cesser pourtant de buter contre ses reflets. Les gens tels qu’on les voit ou tels qu’on les imagine, ne pas savoir les montrer et ne pas même savoir les regarder, perdre leur secret entrevu sans jamais rien pouvoir en faire. Voir s’échapper l’évidence de leur personne. Être fragile et désemparé devant les bruits de la Guerre, les bruits avant-coureurs de la Guerre, les bruits effrayants et si proches de la Guerre, les entendre et ne pas savoir les traduire, les prendre et les donner, en rendre l’exacte incertitude. Être là, incapable de dire la vérité.

La force terrible du pouvoir, sa puissance cynique, son arrogance, son ricanement et la séduction tranquille dont il nous écrase, ne pas réussir à la dire, l’écrire, en montrer la simple et sourde violence.

Et tenter pourtant de saisir tout cela, de lutter contre mon inadmissible désir de renonce- ment, mon égoïsme, ma complaisance pour ma propre histoire, contre le confort désinvolte qui me guette, l’abandon parfois à la bonne conscience. (…)

Raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène, en construire à peine, une fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec lucidité l’évidence.

Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons. Dire aux autres, s’avancer dans la lumière et redire aux autres, une fois encore, la grâce suspendue de la rencontre, l’arrêt entre deux êtres, l’instant exact de l’amour, la douceur infinie de l’apaisement, tenter de dire à voix basse la pureté parfaite de la Mort à l’œuvre, le refus de la peur, et le hurlement pourtant, sou- dain, de la haine, le cri, notre panique et notre détresse d’enfant, et se cacher la tête entre les mains, et la lassitude des corps après le désir, la fatigue après la souffrance et l’épuisement après la terreur. »

Jean-Luc Lagarce

Juste la fin du monde, par Michel Raskine

Jean-Luc Lagarce, inventeur d’une grammaire théâtrale L’état du monde et de la société, des mœurs ou de l’écriture contemporaine n’ont pas beaucoup changé entre la disparition de Jean-Luc Lagarce, en 1995, et la découverte réelle de son œuvre. Que nous soyons tous restés aveugles et sourds à cette écriture, de son vivant, à quelques notables exceptions près, reste pour moi un mystère, et une blessure. L’injustice est flagrante. Nous allons confronter la résistance de cette écriture « intimiste » à l’ampleur du lieu et de son histoire. La Salle Richelieu résonne des voix de Racine, de Marivaux ou de Claudel. Jean-Luc Lagarce renouvelle la langue et le style, il appartient à la grande tradition française de l’écriture. Il s’inscrit dans la continuité des « inventeurs de langue dramatique ». La sienne est spécifique, elle oscille entre la parole quotidienne voire triviale, et un lyrisme revendiqué. Nous ne devons ni « prosaïser » la langue, ni la déifier. Il n’est pas question de se laisser aller à la « tentation de l’oratorio » : le théâtre doit incarner, rendre charnelle la parole des poètes. Ici, l’écriture semble composée par vagues, il n’y a ni redite ni cette impression de spirale, mais une pensée en marche, qui « va devant », cela est éminemment théâtral. La parole s’inscrit dans un présent immédiat, la pensée arrive à la seconde où le mot est dit, et les personnages réajustent à chaque instant la pensée et le mot. Ils modifient sans cesse le sentiment qu’ils ont du monde, des autres, d’eux-mêmes, et se contredisent parfois.

Des personnes aux personnages, un écart infime Nous travaillons sans relâche à réduire l’écart qui sépare la personne qui joue du personnage qu’elle interprète. Où est-il, ce très fragile ou bien cet immense écart entre ceux qui jouent et ceux qui sont joués ? Nous connaissons ces personnages : ils sont nos mères, nos frères, nos sœurs. Nous les reconnaissons parfois par fragments ou parfois en bloc, et nous sommes infiniment proches d’eux tous. Voilà pourquoi je souhaite établir une réelle proximité entre les personnages et les acteurs, et donner d’emblée un sentiment de connivence et de reconnaissance avec les figures de Jean-Luc Lagarce. La proximité existera dès lors également entre les personnages et les spectateurs. Notre travail s’inscrit dans ce lieu précis qu’est la Salle Richelieu, armée de son histoire et de ses fantômes. Et nous avons avancé le plateau, nous jouons devant le rideau de scène. Ils sont là, comme des frères, « frères humains qui après nous vivez… ». L’immensité scénique peut devenir un ennemi, nous ne l’ignorons pas, et je voulais rapprocher Louis, Suzanne, Antoine, Catherine et la Mère de nous, physiquement. Nous débarrassons la scénographie de toute imagerie anecdotique. Le lieu du retour du fils est bien le théâtre : les retrouvailles des cinq personnages ont lieu sur la scène, cet espace unique, le théâtre, où même les morts peuvent venir prendre la parole.

Toutes les familles sont des volcans La famille nous constitue. On n’y échappe pas. On y est comme « condamné ». La connivence est alors réelle, absolue, entre ces personnages et nous tous, puisque nous avons tous une famille. Au pire, nous en avons tous eu une. La famille est une entité non statique, un groupe en perpétuelle évolution. Toutes les familles sont des volcans. Les noyaux familiaux les plus harmonieux et les plus soudés traversent des épreuves, des crispations, des non-dits, des secrets, des tensions, des conflits, des drames, et des deuils… Toutes les familles connaissent les variations qui vont du rejet à la réconciliation. Le retour et l’abandon sont les deux thèmes primordiaux de l’œuvre de Lagarce. En cela, Juste la fin du monde est bien « une pièce qui fait du chagrin ». Elle bouscule, bouleverse, elle atteint. Ce théâtre-là sollicite notre intelligence et notre émotion de la même manière. Quelle est la place que nous faisons aux uns et aux autres ? Il s’agit là aussi de la place perdue de l’enfance. Juste la fin du monde fait ressurgir à chaque instant les mondes du conte. Des lambeaux d’enfance se cachent dans tous les recoins de cette pièce. Et l’on n’échappe pas plus à nos familles qu’à notre enfance.

 propos recueillis par Pierre Notte secrétaire général de la Comédie-Française

Source Bibliographique : theatredunord.fr , Laurent Muhleisen de la Comédie-Française, « Juste la fin du monde » de Jean-Luc Lagarce , Une œuvre, un parcours ( Florence Renner) Nathan

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