La Maxime :
Avant de parler des Maximes, arrêtons-nous sur la maxime : le terme de » maxime » vient de la forme latine maxima (sententia), littéralement la » sentence la plus grande, la plus générale « . Cette forme brève, tout comme l’aphorisme, ou le proverbe, tient un discours universel à propos de l’homme. » Voici un portrait du cœur de l’homme que je donne au public, sous le nom de Réflexions ou Maximes morales. Il court fortune de ne plaire pas à tout le monde, parce qu’on trouvera peut-être qu’il ressemble trop, et qu’il ne flatte pas assez. » écrit La Rochefoucauld dans son avis au lecteur. La maxime est une appréciation ou un jugement très général. La brièveté de l’énoncé doit en favoriser la mémorisation, mais également frapper l’esprit. Historiquement, certains poètes tragiques du XVIème siècle avaient pour habitude de mettre en relief, par des guillemets, au sein de leurs œuvres, des sentences qui leur semblaient riches d’enseignement et devaient frapper l’esprit des lecteurs et des spectateurs. Le goût pour l’élaboration des maximes dans les salons au XVIIème siècle est issue de cette pratique.
La maxime se médite, se lit et se relit, elle ne se donne que rarement pour elle-même. C’est la raison pour laquelle la constitution d’un recueil de maximes est subtile : il faut préserver la valeur lapidaire de chaque maxime, prise isolément, tout en luttant contre le risque d’éparpillement de l’intérêt du lecteur. La Rochefoucauld a choisi le savant désordre : les maximes sont numérotées, de 1 à 504, et des séries de maximes traitant du même thème, amour-propre, fausses vertus ou intérêt par exemple se succèdent souplement, certaines maximes se faisant parfois écho. Cet agencement permet de maintenir l’unité thématique, tout en offrant une variété certaine.
La forme de la maxime est particulière en ce qu’elle enferme en quelques mots, bien pesés, des assertions qui doivent susciter l’étonnement ou la réflexion du lecteur. Le plus souvent, elle se présente sous la forme d’un paradoxe, car elle nie l’opinion commune. Chez La Rochefoucauld en particulier, elle adopte volontiers la structure » A n’est que B « , où A représente une vertu apparente et B un vice réel. On peut ainsi citer la maxime 15 : » La clémence des princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection des peuples. « , ou bien encore : » La constance des sages n’est que l’art de renfermer leur agitation dans le cœur. » (M. 20) Cette tournure restrictive permet de démasquer les idées reçues, et fausses.
La maxime se caractérise également par sa » pointe « , c’est-à-dire sa chute. L’effet de surprise qu’elle génère doit piquer l’intérêt du lecteur et l’inciter à méditer les raisons de cette surprise, ou à en rire, selon les maximes. On peut ainsi citer cette maxime de La Rochefoucauld : » L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. » (M. 39), ou : » Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui. » (M. 19), ou bien encore : » On ne donne rien si libéralement que ses conseils. » (M. 110)
Le style lapidaire et la pointe sont nécessaires, car pour faire admettre le fond de la maxime, souvent désenchanté, voire accusateur, il faut y mettre des formes. De plus, la variété des tournures syntaxiques doit contrebalancer l’impersonnalité de la voix qui s’exprime dans des maximes telles que celles-ci par exemple : » Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard. » (M. 57) ; » Quelque soin que l’on prenne de couvrir ses passions par des apparences de piété et d’honneur, elles paraissent toujours au travers du voile. » (M. 12) ; » Nous avons plus de force que de volonté ; et c’est souvent pour nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles. » (M. 30) Comme le dit si bien Jean Starobinski, chez La Rochefoucauld, » Le bonheur de la forme contrebalance la noirceur du fond. L’effort du style est proportionnel à la tristesse de la leçon. » Mais la forme ne fait pas tout, et le lecteur accepte plus facilement les vérités qui ne le concernent pas que celles qui le renvoient à son inanité, à sa vacuité, à sa misère. C’est ce que signale ironiquement Alain lorsqu’il écrit que » Les maximes générales sont surtout bonnes contre les peines et les erreurs du voisin. » Mais La Rochefoucauld a bien compris que l’adhésion du lecteur ne pouvait aller de soi. C’est la raison pour laquelle dans l’avis au lecteur des Maximes, il ménage la susceptibilité du lecteur, sans pour autant renoncer à l’enjeu didactique, en lui proposant un mode d’emploi de ses maximes: » En un mot, écrit-il, le meilleur parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d’abord dans l’esprit qu’il n’y a aucune de ces maximes qui le regarde en particulier, et qu’il en est seul excepté, bien qu’elles paraissent générales ; après cela, je lui réponds qu’il sera le premier à y souscrire, et qu’il croira qu’elles font encore grâce au cœur humain. «
Qu’en est-il de la postérité de la maxime ? Les dictionnaires et manuels scolaires ont tranché : la maxime est un genre passé de mode, et seul La Rochefoucauld y a conquis ses lettres de noblesse. Il est vrai qu’il a synthétisé avec brio l’état d’esprit de son époque, âge d’or des maximes. On a dit que la maxime, lapidaire et brillante, n’était pas suffisante pour parler de l’homme. Pourtant de Pascal à Cioran, la forme brève, pensée ou aphorisme, a prouvé qu’elle était apte à » nous donner des nouvelles un peu sûres de nous « , pour reprendre l’expression que Marivaux appliquait au roman.
Les Maximes :
1. Les thèmes et le système
» Quoiqu’il n’y ait presque qu’une vérité dans ce livre, qui est que l’amour-propre est le mobile de tout, cependant cette pensée se présente sous tant d’aspects variés qu’elle est presque toujours piquante. » Voltaire, à propos des Maximes de La Rochefoucauld, dans Le Siècle de Louis XIV.
L’idée selon laquelle il n’est question que d’amour-propre dans les Maximes de La Rochefoucauld est très répandue. Effectivement, l’amour-propre y occupe une place de choix. La première édition des Maximes s’ouvrait sur un texte de plus de deux pages qui commençait ainsi : » L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. » Mais La Rochefoucauld, dès la deuxième édition, a choisi de retrancher cette longue maxime-définition. De plus, dans la cinquième et dernière édition des Maximes, le terme d’ » amour-propre » n’apparaît que quinze fois au fil des cinq cent quatre maximes que comporte le recueil. On trouve beaucoup plus fréquemment les termes d’ » amour » ou d’ » esprit « . D’où vient donc l’impression que l’amour-propre est omniprésent dans le recueil ? Sans doute de la place qu’il occupe dans le système élaboré par La Rochefoucauld. Il suffit de lire la définition qu’il donne dans la première maxime supprimée pour comprendre que l’amour-propre est extrêmement puissant. La maxime 3 tente d’en sonder l’étendue : » Quelque découverte que l’on ait faite dans le pays de l’amour-propre, il y reste encore bien des terres inconnues. «
Mais l’amour-propre n’est pas le seul tyran régissant les comportements humains. Il y a également l’humeur, ou les humeurs, on dirait aujourd’hui le tempérament, ou le caractère : » Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et qui tourne imperceptiblement notre volonté ; elles roulent ensemble et exercent successivement un empire secret en nous : de sorte qu’elles ont une part considérable à toutes nos actions, sans que nous le puissions connaître. » dit la maxime 297. Les passions ont également un rôle important : » Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre. » explique la maxime 10. La Rochefoucauld distingue deux sortes de passions, les faibles, comme la vanité et la paresse, et les fortes, comme l’amour et l’ambition. Il faut ajouter à ce déterminisme psycho-physiologique la fortune, c’est-à-dire le hasard, la chance ou la malchance : » Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard. » dit la maxime 57. Si, comme l’affirme la maxime 435, » La fortune et l’humeur gouvernent le monde. « , si l’amour-propre gouverne l’homme, que reste-t-il à faire ? L’homme n’est plus qu’un pantin mu par des forces ennemies et incontrôlables. De là peut-être l’impression de ressassement éprouvée par certain lecteurs, car inlassablement, le moraliste démasque sous toutes nos actions, même les plus hautes en apparence, les motivations de l’amour-propre et les aléas de la fortune.
2. Pessimisme de La Rochefoucauld ? :
C’est ce système qui peut faire parler du pessimisme de La Rochefoucauld. En effet, l’homme paraît bien faible dans les Maximes. C’est que l’œuvre enregistre le changement d’état d’esprit qui s’est opéré dans les milieux fréquentés par La Rochefoucauld. En 1641, dans Cinna ou la clémence d’Auguste, Corneille fait dire à l’empereur Auguste, qui vient de décider de faire preuve de clémence en pardonnant leur trahison à Cinna, Emilie et Maxime:
En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers :
Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire ! (vers 1693-1698, scène 3 et dernière de l’acte V)
Corneille dans la dédicace de Cinna, range la clémence parmi les » héroïques vertus « . En 1664, La Rochefoucauld, lui, écrit que » la clémence des princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection des peuples. » (M. 15) Il dégonfle ainsi la vertu héroïque, en l’assimilant à une froide manipulation de l’amour-propre. Relisons l’épigraphe des Maximes : » Nos vertus ne sont, le plus souvent que des vices déguisés. » Non seulement le grand homme trompe les autres, mais il se trompe lui-même. De Corneille à La Rochefoucauld, de l’exaltation du héros à sa » démolition « , selon le terme de Paul Bénichou, l’image des grands s’est dégradée. Cette dégradation est due à l’échec de la Fronde, et à l’affirmation du pouvoir monarchique, qui voit dans la haute noblesse un ennemi puissant, mais aussi au succès grandissant du jansénisme.
3. Le jansénisme dans les Maximes :
A l’origine de ce courant de pensée se trouve le théologien flamand et évêque d’Ypres Cornélius Jansen. S’appuyant sur la philosophie de saint Augustin, il compose en 1640 l’Augustinus. Cette œuvre développe la théorie selon laquelle, quoi qu’il fasse, l’homme n’est sauvé que par la volonté absolue de Dieu. Cette théorie de la » prédestination absolue » est exigeante, et c’est elle qui donne leur éclairage particulier aux Pensées de Pascal comme aux Maximes de La Rochefoucauld. Mais La Rochefoucauld est un laïque, et il a pris soin de supprimer, dès la deuxième édition, toutes les maximes trop clairement religieuses. Autrement dit, il est moraliste, mais non théologien, et, de ce fait, après avoir constaté la misère de l’homme, il le laisse à son néant, sans l’inviter à faire le saut de la foi, tandis que Pascal lui propose de parier pour Dieu, et lui démontre qu’il a tout à y gagner. Mais si La Rochefoucauld ne tranche pas ouvertement en faveur de Dieu, c’est parce qu’il se veut avant tout » honnête homme « . Or, si l’on en croit la maxime 203, » Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien. «
4. Le moraliste » honnête homme » :
La Rochefoucauld, en » honnête homme » ne parle donc que de ce qu’il connaît, et il ne prétend pas dicter des règles de conduite. Il se contente de faire partager ses réflexions au lecteur, tout en affichant une certaine humilité, puisqu’il écrit, dans la maxime 106 : » Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail ; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites. » De là peut-être le choix de la maxime, dont la forme lapidaire, autonome, éclatée, dénonce l’impossibilité de tout discours suivi et exhaustif sur un sujet aussi vaste et complexe que l’homme. Mais l’ » honnête homme » doit aussi savoir ménager ses interlocuteurs, et ses lecteurs : dans les Maximes, l’ » art d’agréer » règne en maître. Cet art, selon Pascal, consiste dans » une correspondance qu’on tâche d’établir entre l’esprit et le cœur de ceux à qui l’on parle d’un côté, et de l’autre les pensées et les expressions dont on se sert ; ce qui suppose qu’on aura bien étudié le cœur de l’homme… » (15 App.) Aussi trouve-t-on à côté des maximes pessimistes, des maximes plus légères, destinées à adoucir l’atmosphère générale de l’œuvre. On peut citer la maxime 368 : » La plupart des honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne sont en sûreté que parce qu’on ne les cherche pas. « , ou la maxime 138 : » On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler. « , ou encore la maxime 110 : » On ne donne rien si libéralement que ses conseils. » Cette dernière maxime nous invite à comprendre que La Rochefoucauld se pose en observateur de la condition humaine, non en prédicateur, conformément à son idéal de l’ » honnête homme « . Mais par la variété de ses maximes, il veut amener le lecteur à partager ses vues.
5. La leçon des Maximes :
C’est également cet » art d’agréer » qui a permis l’élaboration des Maximes. Le salon de Mme de Sablé, l’amie de La Rochefoucauld fut un haut lieu de la maxime. Les personnalités qui fréquentaient le salon s’échangeaient des maximes, les lisaient à haute voix, ou se les envoyaient, les étudiaient, les amélioraient, les appréciaient. Mais si la maxime tire son origine des jeux mondains pratiqués dans les salons, les Maximes de La Rochefoucauld sont avant tout issues d’un important travail personnel, concernant le style, le contenu et l’organisation des maximes en recueil. Significativement, les Maximes de Mme de Sablé paraîtront en 1678, et le traité sur La Fausseté des vertus humaines de Jacques Esprit sera publié en 1677-1678, ce qui prouve que les collaborateurs avaient des vues communes mais une personnalité unique et originale, qui trouva à s’exprimer dans une œuvre individuelle. Chacun a suivi la voie qui lui semblait la plus naturelle, et il n’y a jamais eu de rivalité entre les amis et collaborateurs du salon de Mme de Sablé. C’est sans doute dans ce salon, et dans les autres salons que fréquentait La Rochefoucauld qu’il faut trouver la véritable leçon des Maximes, qui n’est pas si pessimiste qu’on le dit. Relisons la maxime 376 : » L’envie est détruite par la véritable amitié, et la coquetterie par le véritable amour. » Cette maxime est extrêmement positive, puisqu’elle admet la possibilité d’une relation authentique à autrui, et reconnaît l’efficacité de cette relation pour détruire les vices que sont la coquetterie et l’envie. En pratiquant l’ » honnêteté « , l’homme peut vivre, et vivre bien. Surtout si la vie sociale est pour lui, comme pour La Rochefoucauld, l’occasion de progresser : » L’esprit s’attache par paresse et par constance à ce qui lui est facile ou agréable ; cette habitude met toujours des bornes à nos connaissances, et jamais personne ne s’est donné la peine d’étendre et de conduire son esprit aussi loin qu’il pourrait aller. » dit la maxime 482. Au fond de la sombre jarre que sont les Maximes, il reste donc toujours l’espérance…
Petit florilège de maximes, par ordre d’apparition dans les Maximes :
M. 26 : » Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. «
M. 102 : » L’esprit est toujours la dupe du cœur. «
M. 122 : » Si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur faiblesse que par notre force. «
M. 157 : » La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir. «
M. 191 : » On peut dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie comme des hôtes chez qui il faut successivement loger ; et je doute que l’expérience nous les fît éviter s’il nous était permis de faire deux fois le même chemin. «
M. 218 : » L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. «
M. 250 : » La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu’il faut, et à ne dire que ce qu’il faut. «
M. 308 : » On a fait une vertu de la modération pour borner l’ambition des grands hommes, et pour consoler les gens médiocres de leur peu de fortune, et de leur peu de mérite. «
M. 313 : » Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu’aux moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n’en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contées à une même personne ? «
M. 409 : » Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions si le monde voyait tous les motifs qui les produisent. «
En guise de conclusion : L’ironique Flaubert écrit dans son Dictionnaire des idées reçues: » Maxime – Jamais neuve mais toujours consolante « . La Rochefoucauld s’approprie le jeu mondain qu’était la maxime pour en faire un instrument de dévoilement, et propose, en lieu et place des valeurs aristocratiques rendues obsolètes par les événements historiques, un nouvel art de vivre en société, fondé sur l’honnêteté, et un nouvel idéal, le développement et le perfectionnement de l’esprit. Engendrées par une vie sociale enrichissante et par le travail acharné d’un esprit profond et curieux, les Maximes de La Rochefoucauld sont, elles, souvent neuves, et plus consolantes qu’on ne l’a dit.
Clémence Camon