Dans « Terrasses, ou notre long baiser si longtemps retardé », son 13e roman, Laurent Gaudé livre un récit choral des attentats parisiens du Vendredi 13 novembre 2015. Ce jour-là il fait doux à Paris. C’est le weekend qui commence. On rêve de cette soirée qui pourrait avoir des airs de fête.
Deux amoureuses savourent l’impatience de se retrouver ; des jumelles s’apprêtent à célébrer leur anniversaire ; une mère s’autorise à sortir sans sa fille ni son mari pour quelques heures de musique. Partout on va bavarder, rire, boire, danser, laisser le temps au temps. Rien n’annonce encore l’horreur imminente.
Dans « Terrasses, ou notre long baiser si longtemps retardé », vivants et morts se croisent ou se rejoignent ainsi pour une ultime fois. Conscient que « les récits de cette nuit-là ont souvent et naturellement été focalisés sur les victimes, sur le plus intense dans l’horreur », Laurent Gaudé a voulu y mêler d’autres histoires périphériques et la voix des victimes plus indirectes.
En quête d’humanité avant l’horreur qui va ensanglanter cette nuit sanglante, il décrit ces moments joyeux et conviviaux dans le souci de proposer à sa manière un témoignage. Pour ne pas oublier.
« Bientôt, nous oublierons parce que tout ce qui précède va être avalé par ce qui vient. »
À partir de moments simples, anodins, noyés dans le quotidien, ses personnages deviennent héros, témoins ou martyrs au fil des heures. Certains ne se relèvent plus, laissant leurs proches à jamais orphelins. D’autres, atteints à vie, doivent surmonter le souvenir des heures de cauchemars pour essayer de continuer à vivre. Et, puis, il a tous ceux, professionnels ou simples passants, investis, malgré l’horreur dans l’aide aux victimes.
Rien n’est occulté : ni les réactions héroïques, ni les moments de faiblesse ou de peur, ni les souffrances. Mais ce livre de Gaudé transmet ce dont les tueurs voulaient nous priver : la joie, le désir, l’envie d’être ensemble, le partage, l’insouciance, et tout simplement, notre faculté à être heureux. Leur projet était de nous inculquer la peur, de nous prendre notre liberté, de faire cesser notre insouciance. Certes, nous cherchons les issues de secours, mais nous continuons à fréquenter les terrasses.
Laurent Gaudé signe, avec « Terrasses », un chant polyphonique qui réinvente les gestes, restitue les regards échangés, les quelques mots partagés, essentiels – écrit l’humanité qui éclot au cœur d’une nuit déchirée par l’impensable. Et offre à tous un refuge, face à un impossible oubli.
Source : Babelio, RTS, Actes Sud
Extrait de « Terrasses, ou notre long baiser si longtemps retardé » ( pages 103 et 104)
« … Je m’approche. Je te serre la main. Je dis que je suis là, qu’on va s’occuper de toi, que les secours vont arriver. Je te dis que je m’appelle Mathieu. Je pourrai dire que je suis simplement celui qui était là, sur le trottoir d’en face, qui a tout vu et qui ne sait que faire, mais je dis Mathieu, et je demande : « Et toi ? » Et là, étrangement, tu réponds avec une netteté qui me surprend comme si tu rassemblais toutes tes forces pour articuler ce nom qui est le tien. Julie. Je le répète. Je dis qu’il faut tenir, Julie, qu’on va s’en sortir ensemble, qu’ils ne nous détruiront pas. Je dis : «Tes amis t’attendent, Julie, tu vas être forte » et toi tu écoutes, main serrée sur la mienne. Ces derniers mots de moi seront pour toi les derniers mots du monde. Tu les prends et tu te laisses partir avec . Je continue un temps penché sur toi, Julie, Julie ? Mais je sais que c’est arrivé, que tu es morte dans mes bras. Personne ne m’a préparé à recueillir les derniers instants de la vie d’une jeune fille que je connaissais pas. Personne ne m’a dit que tu serais ma rencontre de vie qui renverserait tout en moi … Julie que je porte désormais, que je porterai jusqu’à mon dernier souffle. »
Laurent Gaudé
Né en 1972, Laurent Gaudé a fait des études de Lettres Modernes et d’Etudes Théâtrales à Paris. En 1997, il publie sa première pièce, Onysos le furieux, à Théâtre Ouvert. Ce premier texte sera monté en 2000 au Théâtre National de Strasbourg dans une mise en scène de Yannis Kokkos. Suivront alors des années consacrées à l’écriture théâtrale, avec notamment Pluie de cendres, jouée au Studio de la Comédie Française, Combat de Possédés, traduite et jouée en Allemagne, Médée Kali, jouée au Théâtre du Rond-Point, Les Sacrifiées, créée au Théâtre des Amandiers à Nanterre, Caillasses, créée au Théâtre du peuple à Bussang, ou Danse, Morob, créée à Dublin.
Son premier roman, Cris, est publié en 2001. Avec La Mort du roi Tsongor, il obtient, en 2002, le prix Goncourt des Lycéens et le prix des Libraires. En 2004, il est lauréat du prix Goncourt pour Le Soleil des Scorta, roman traduit dans 34 pays.
Depuis 2008, il travaille régulièrement avec des compositeurs contemporains pour lesquels il écrit des textes ou des livrets d’opéra : Roland Auzet (Mille Orphelins), Thierry Pécou (Les Sacrifiées), Kris Defoort (Daral Shaga), Thierry Escaich (Cris) et Michel Petrossian (Le Chant d’Archak).
Il est également l’auteur de deux recueils de nouvelles, Dans la nuit Mozambique et Les Oliviers du Négus et livres en collaboration avec des photographes : Oan Kim (Je suis le chien Pitié) et Gaël Turine (En bas la ville).
Depuis 2013, il a également effectué des voyages (Port-au-Prince, le Kurdistan irakien, la jungle de Calais ou Dacca) qui ont donné lieu à des reportages. De ces expériences, il tirera également un premier recueil de poèmes, De sang et de lumière, publié en 2017.
Son dixième roman, Salina, les trois exils, paraît en 2018, et, l’année suivante, il publie le long poème Nous l’Europe, banquet des peuples, qui est adapté à la scène par Roland Auzet et créé au festival d’Avignon 2019.
Source : le site de Laurent Gaudé