«Personne n’a compris avec autant de clairvoyance et de finesse le tragique des petits côtés de l’existence ; personne avant lui ne sut montrer avec autant d’impitoyable vérité le fastidieux tableau de leur vie telle qu’elle se déroule dans le morne chaos de la médiocrité bourgeoise .» Gorki
Écrivain russe, Tchekhov est né à Taganrog 1860 et est décédé à Badenweiler en Allemagne en 1904.
Sa biographie se résume à quelques dates dans un calepin et beaucoup de pages blanches. Il ne se passe rien ou à peu près rien dans la vie de l’écrivain, comme il ne se passe rien ou à peu près rien dans son théâtre.
Une enfance triste dans une bourgade reculée, des études de médecine, une impérieuse vocation littéraire, quelques voyages à l’étranger, des séjours en sanatorium, un mariage sur le tard : bref une vie sans histoires, une vie de routine, partagée entre le travail, les factures à régler et les médicaments.
Sur ce fond de grisaille l’homme souffre continuellement, rongé par un mal inexorable, la tuberculose. Il tousse et crache le sang ; le visage fin et bon, la bouche légèrement moqueuse expriment la mélancolie, et les rides trahissent la crispation de la souffrance. Cette vie ne tient qu’à un fil. Mais chaque instant, si douloureux soit-il, est une victoire sur la maladie. Chaque souffle d’air, le frémissement des feuilles, le bruit des pas sur la neige sont un miracle de la vie.
Nul n’a éprouvé aussi bien que Tchekhov la tristesse désespérante de ces mornes journées où la maladie ne laisse pas de répit, la solitude, le dégoût devant la médiocrité du monde, le tragique à la fois social et métaphysique de la condition humaine ; mais nul n’a connu aussi bien que lui le prix de cette succession d’instants arrachés à la mort.
» Dans mon enfance je n’ai pas eu d’enfance « . Le petit garçon qui garde la boutique d’épicerie que tient son père, en veillant tard dans la nuit, a déjà sur le monde un regard d’adulte. Entre deux devoirs rédigés à la lueur des bougies, il observe les passants et écoute leurs conversations, tout en luttant contre le sommeil.
Le père, fils de serf libéré, est un homme sévère, violent, qui passe ses colères en maniant le fouet et, l’instant d’après, s’agenouille devant les icônes. On suit très régulièrement les offices chez les Tchekhov, on est confit en dévotions. L’église, la boutique, le lycée, une atmosphère de brutalité et de bigoterie, tel est le cadre où grandit le jeune Anton.
En 1879 Anton s’inscrit à la faculté de médecine à Moscou où il terminera ses études en 1884. Les Tchekhov vivent pauvrement et logent dans un sous-sol humide. Les frères aînés boivent et se dissipent. Anton a la charge des siens et améliore l’ordinaire en publiant quelques brefs récits dans un petit journal humoristique.
En 1880, à vingt ans, Tchkhov a publié neuf récits, 5 ans plus tard il atteindra le chiffre de 129 articles et nouvelles !
Mais cette littérature » alimentaire » payée 68 kopecks la ligne compte moins dans sa vie que la médecine. Il écrit ses contes trois heures par jour, sur le coin de la grande table où est servi le samovar, au milieu des éclats de rire de ses frères et de leurs camarades. Ses sujets appartiennent à la vie de tous les jours, qu’il observe de son regard moqueur. Sa facilité tient du prodige.
» La médecine est ma femme légitime, écrit-il, la littérature, ma maîtresse. Quand l’une m’ennuie, je vais passer ma nuit avec l’autre « .
Bientôt Tchekhov devient une gloire de la Russie. Il reçoit le prix Pouchkine ; on le courtise, on l’adule, et le public l’aime. Et pourtant combien il est difficile de connaître cet homme de 28 ans, déjà las et déçu, qui se livre si peu. De sa vie sentimentale, on ne sait rien ou presque, en dehors d’une brève aventure d’adolescent avec une jeune paysanne et de son tardif mariage avec l’actrice Olga Knipper.
» Le chantre de la désespérance » écrivait Léon Chestov et il ajoutait » Il a tué les espoirs humains 25 ans durant; avec une morne obstination il n’a fait que cela « . Que reste-t-il lorsque le voile des illusions s’est déchiré ? Le vide, le tragique dérisoire du néant.
Les pièces de Tchekhov se déroulent dans le cadre de la province, une province morne et routinière, où les seuls événements sont le défilé de la garnison, les conversations plus ou moins médisantes autour d’un samovar, le passage du docteur ou de l’inspecteur des impôts, une province qui ressemblerait à une eau morte, que trouble un instant, comme le jet d’une pierre un événement inopiné ; quelques rides à peine, et la vie reprend. Mais, souterrainement, tout se défait dans la dérive de la vie et l’usure du temps.
Et pourtant ce monde désenchanté reste imprégné de grâce et cet écrivain impitoyable pénétré de tendresse. Une flambée de poésie éclaire cette société finissante. Gorki écrivit à Tchekhov » Vous accomplissez un travail énorme avec vos petits récits, en éveillant le dégoût de cette vie endormie, agonisante…. Vos contes sont des flacons élégamment taillés, remplis de tous les arômes de la vie. « . Si Tolstoï refusait à Tchekhov tout talent de dramaturge, il le tenait pour un remarquable conteur.
On se tait dans le théâtre de Tchekhov et » l’on s’entend se taire « . Chaque silence, rythmé par l’horloge, marque le temps qui s’écoule, d’une exceptionnelle densité. Dans l’oisiveté de la vie de province, chaque seconde compte. Chaque instant de présent est nourri de passé et condense en lui plusieurs années de désespoir et de révolte, de nostalgie ou d’ennui…
Le temps tchékhovien ne mûrit pas les personnages. Il les défait, il les dépossède de leur être, il émousse leurs sentiments. Le temps est une blessure – impossible de vivre au présent, ce présent absurde et lourd de regrets, les hommes sont condamnés à vivre au passé ou au futur antérieur. » Je n’aime plus personne » soupire Astrov, le médecin d’Oncle Vania. La seule vie possible est la vie rêvée, la vie du souvenir, de la nostalgie ou encore la vie d’un futur lointain et utopique.
A part Pouchkine, Tchekhov est à peu près le seul des plus grands écrivains russes à ne pas proposer de recette pour sauver le monde. Quant à philosopher sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, il n’y songe même pas. Sa philosophie c’est la compassion. Il éprouve une intense compassion pour ses personnages
Gorki a écrit : » Personne n’a compris avec autant de clairvoyance et de finesse le tragique des petits côtés de l’existence ; personne avant lui ne sut montrer avec autant d’impitoyable vérité le fastidieux tableau de leur vie telle qu’elle se déroule dans le morne chaos de la médiocrité bourgeoise « .
Ce qui caractérise le talent révolutionnaire de Tchekhov est cet art de suggérer les émotions et la qualité d’une atmosphère dans une langue dépouillée et transparente. Et c’est ainsi que ce monde désenchanté, fait d’élans impuissants, de désespoirs rentrés reste imprégné de grâce : une poignée de poésie éclaire cette société finissante, le rire d’un enfant ou la beauté d’une femme.
Rosanna Delpiano
Bibilographie :
La grande encyclopédie Larousse
Tchekhov d’Henri Troyat, éditons Flammarion
Tchekhov, Nouvelles, édition Classiques modernes, La Pochothèque, Préface Vladimir Volkoff
Nous vous invitons à visiter ces sites sur Anton Tchekhov :