En exclusivité pour alalettre, Jacques Attali , Muriel Cerf, Jean Daniel, Philippe Labro, Michèle Morgan ,Patrick Poivre d’Arvor, et Laurent Terzieff évoquent ce roman qui a marqué leurs vingt ans.
Jacques Attali : Les Thibault de Roger Martin du Gard
Muriel Cerf : Sexus, Plexus, Nexus de Henry Miller
Jean Daniel : L’espoir d’André Malraux
Philippe Labro La Grande Rivière au Cœur Double d’Ernest Hemingway, Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald et » The Catcher in the Rye » de J.D Salinger
Michèle Morgan : Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell
Patrick Poivre d’Arvor : Le Rouge et le Noir de Stendhal
Laurent Terzieff : L’éducation sentimentale de Flaubert et L’Eloge de ma Matière de Teilhard de Chardin
Christophe Girard :Les Douze Chaises de Ilf et Petrof, Confession d’un masque de Mishima, Tricks de Renaud Camus
Jean Daniel : L’Espoir d’André Malraux
« Lorsque j’avais 20 ans, je me suis engagé dans la deuxième division blindée du Général Leclercq. Avant cet engagement, l’atmosphère, le climat, c’était celui de l’épopée. J’éprouvais un besoin de culture, de romantisme, d’engagement et d’aventure. Et c’est presque tout naturellement que j’ai lu L’Espoir d’André Malraux.
J’avais évidemment été comme tous les hommes de ma génération fasciné, quatre ans auparavant, par la Condition Humaine du même Malraux. J’y avais trouvé d’avantage de plaisir, d’exotisme, de dépaysement, et de gravité métaphysique. Mais peut-être aussi étais-je trop jeune ? Tandis qu’avec l’Espoir dont Malraux disait lui-même que c’était un grand reportage, un reportage sur le courage, plus qu’un roman ( Il avait tort car c’est avant tout un roman, mais il avait tendance à déprécier son livre ), j’ai trouvé toute la lumière dont j’avais envie.
J’avais envie de vivre l’aventure des héros de son roman. C’était en même temps des héros dans la guerre, dans l’aventure et dans l’aventure des idées. Les dialogues me paraissaient essentiels. J’avais retenu des pages entières comme le bombardement de Teruel et comme certaines descriptions de paysages qui se confondaient avec la grandeur des éléments et les ruines de la guerre. J’étais un rien familier avec les épreuves de la vie, mais j’avais remarqué une phrase qui m’avait beaucoup ébranlée. L’un des héros dit à l’autre :
– Au fond, nous n’avons en commun que le courage . Mais le courage peut-être une patrie.
A cette époque, celle de mon engagement, je ne savais pas si je pourrais avoir du courage. Je pensais même que j’aurais plus de mal que d’autres à surmonter ma peur. Mais l’idée que les gens puissent se reconnaître entre eux selon les degrés de cette épreuve m’invitaient à un dépassement.
Je peux dire que si ce roman m’a suivi toute mon existence, c’est moins par ce qu’il contenait que par ce qu’il m’a invité constamment à me dépasser.
Jean Daniel
Jacques Attali : Les Thibault de Roger Martin du Gard
Le roman de mes vingt ans ? Les Thibault de Roger Martin du Gard. C’est une très belle histoire romanesque : pour ses personnages intenses, le conflit entre les 2 frères, Antoine et Jacques, et la contradiction entre les valeurs de chacun des protagonistes.
Jacques Attali
Muriel Cerf : Sexus, Plexus, Nexus de Henry Miller
Mi-août 1972 au Maroc, et Miller…
En fait, le roman de mes 20 ans – par lequel tout a commencé – est une hydre à nombre de têtes: Miller – « Sexus, Plexus, Nexus« . Et tous les autres, « Tropiques... »
Celui du Cancer, je le lisais à Casablanca, chez un consul d’Autriche (pur aléa drôlatique de bourlingue), à 22 ans, et c’est là, au fond d’un jardin comblé de fleurs, non loin de la plage venteuse et rugueuse de Casablanca, c’est là où, l’été 1972, revenant des vallées marocaines (Imilchil, le Dadès, le Dra), et les ayant découvertes aussi belles, avec les remparts d’argile de leurs forteresses, ces ksars couleur de sang séché, avec leurs jeunes bergers qui vous offrent des dattes ou vous jettent des cailloux, aussi belles et plus proches que les paradis himalayens – c’est dans le patio à l’andalouse de la maison du consul, sur un transat, que, lisant Miller, j’apprenais que les recoins d’un night club américain contenaient de la poussière de saphir, et décidais d’y aller, non en Amérique mais partout, de fixer quoi – cette infime palpitation entre le visible et l’invisible où affleure un intemporel que, d’une manière merveilleuse, chacun pressent et comprend. C’est ce à quoi du reste, et peu importe leurs dogmes respectifs, se réfèrent implacablement toutes les religions…
L’hospitalité des gens du Dadès avait été homérique, Miller m’ouvrait le monde en quartiers d’oranges délicieuses, et c’est là, devant toutes ces générosités, que je me suis vue acculée à écrire, comme si c’était la seule chose décente à faire, aussi, par rapport aux fleurs, à l’accueil des Berbères et à ce ciel du désert, la nuit, cette beauté à laquelle on doit tout, c’est-à-dire de faire de son mieux. Alors je suis rentrée en France, à Paris, et je m’y suis mise, consciente que j’étais d’entrer coûte que coûte dans une contrée infaillible, une contrée où des gens étaient venus et viendraient, dans cette communauté mouvante et consolatrice où se racontent toutes les histoires du monde. Ces histoires sont forcément répétitives, quotidiennes, qui naissent d’un fond commun. Shakespeare est quotidien, sinon il ne serait pas génial. Le 16 août 1972, lorsque j’étais à Casablanca, on accusa un général d’avoir tenté d’assassiner un roi (Oufkir versus Hassan II), ce qui n’était rien d’autre que shakespearien, et qui fut entendu sur tous les postes de radios braillardes, sur cette plage du Maroc qui se cogne à la ville. Peut-être était-ce difficile, alors, de ne pas raconter.
Muriel Cerf
(Bellevue, le 19 janvier 2001)
Patrick Poivre d’Arvor : Le Rouge et le Noir de Stendhal
Le roman de mes vingt ans reste incontestablement Le Rouge et le Noir. Mais pour tout dire, c’était déjà celui de mes 18 et de mes 19 ans. Pour l’avoir relu une bonne demi-douzaine de fois, je ne retrouve pas celui qui aurait pu le détrôner. Et puis, quel petit provincial comme moi ne s’est pas reconnu dans un ou deux des traits de Julien Sorel ?
Patrick Poivre d’Arvor
Michèle Morgan : Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell
« Il m’est bien difficile de définir les romans qui ont le plus frappé mes vingt ans car j’ai toujours beaucoup lu et la liste est longue. Néanmoins, un livre surgit en 1940, l’année même de mes vingt ans. Sur le paquebot qui m’emmenait en Amérique, je lisais, Autant en emporte le vent ou plus exactement Gone With the wind en anglais, car j’avais hâte de perfectionner cette langue pour pouvoir plus vite et mieux travailler çà Hollywood. J’avais déjà pris de nombreuses leçons, mais j’étais loin de la fluidité à laquelle j’aspirais.
Or le livre me passionnait, les personnages me fascinaient et je faisais tous les efforts nécessaires pour accéder à leur monde dans leur langue.
Voici le titre qui surgit quand j’évoque mes vingt ans et cette traversée ».
Michèle Morgan
Laurent Terzieff : L’éducation sentimentale de Flaubert et L’Eloge de ma Matière de Teilhard de Chardin
L’éducation sentimentale de Flaubert
C’est le roman le plus visionnaire et le précurseur que je connaisse. Il est le tableau complet d’une époque et le portrait exact d’une génération; et partant de là, c’est un des regards les plus pénétrants qui soit sur la condition humaine en général. Flaubert n’est pas le « Dieu de ses personnages » , c’est en cela qu’il est précurseur. Il semble même qu’ils lui échappent. Il n’y a aucune typologie chez eux. Ils ne dépendent d’aucun déterminisme psychologique.
L’Eloge de ma Matière de Teilhard de Chardin
C’est un éloge de la matière qui débouche sur un message existentiel, riche et révélateur qui dit à chacun de nous dans un style poétique éblouissant que nous sommes peut-être plus que notre personne, que l’homme est projet de liberté , que l’utopie peut-être une réalité pour lui, si justement il ne la fuit pas.
Laurent Terzieff
Philippe Labro : La Grande Rivière au Cœur Double d’Ernest Hemingway, Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald et » The Catcher in the Rye » de J.D Salinger
Il n’y a pas un roman qui, à l’âge de 20 ans, m’ait , en particulier, possédé, mais à cet âge de ma vie, j’ai plutôt été sujet à de nombreuses influences , très souvent, nord américaines. C’est ainsi qu’à cette époque , tout frais sorti des deux années d’université aux Etats Unis, j’ai été très habité par la prose d’Ernest Hemingway et, s’il ne fallait citer qu’un seul texte, ce serait sans doute sa nouvelle » La Grande Rivière au Cœur Double » que j’ai souvent assimilée à de la poésie . J’ai aimé aussi l’univers de Francis Scott Fitzgerald , et bien que Gatsby le Magnifique soit un véritable bijou de la littérature , j’ai éprouvé plus d’émotions et d’identification avec « Tendre est la nuit » . La fragilité des personnages principaux, le frôlement avec la folie, la passage du temps , et comment tous ses êtres si superficiels , ont fini dans la médiocrité, c’est magistral, et je cite souvent le dernier chapitre de ce roman comme l’équivalent des plus belles pages de Flaubert. J’ai été aussi à l’époque très marqué par le roman noir américain, et essentiellement, par la prose et la construction de Raymond Chandler. Sans doute, enfin, comme tous les étudiants » The Catcher in the Rye » de J.D Salinger m’avait impressionné par sa liberté de ton, l’habile fluidité du récit, l’humour, la tendresse, la dérision et le pathétique. Pour les mêmes raisons , son recueil de nouvelles « Nine stories » m’a profondément influencé. »
Philippe Labro
Christophe Girard : Les Douze Chaises de Ilf et Petrof, Confession d’un masque de Mishima
Ancien adjoint au maire de Paris, chargé de la culture et, Christophe Girard est également président de la fondation American Center , membre d’honneur de Sol en Si , soutien d’Act Up et directeur de la stratégie d’un grand groupe de luxe. Il évoque pour alalettre les romans qui ont marqué ses 20 ans : Les Douze Chaises de Ilf et Petrof, Confession d’un masque de Mishima .
« Les Douze Chaises de Ilf et Petrof, roman picaresque des années 20 en Union Soviétique, avec un héros gentil voyou et défenseur des pauvres gens mais aussi roublard que généreux (je m’indigne en permanence de la moindre injustice et j’ai de la sympathie pour tous ceux qui luttent contre les injustices même les plus petites).
Confession d’un masque de Mishima (étudiant à Tokyo en 76 – je suis né en 1956) pas vraiment un roman plutôt une sorte de biographie romanesque où Mishima parle de son homosexualité. Ce livre a eu sur moi un écho profond.
Christophe Girard