Version moderne du De Natura Rerum de Lucrèce, Le Parti Pris des Choses se veut à la fois poétique et scientifique. S’inspirant de deux modèles littéraires, la leçon de choses et la fable, Ponge fait naître dans ce recueil une poésie à caractère encyclopédique et didactique avec une finalité évidente : parvenir à une leçon.
On entre dans l’œuvre de Ponge comme on entrerait dans un grenier où s’entassent des souvenirs d’enfance que l’on redécouvre sous des draps poussiéreux, l’essence de ce que l’on avait oublié : un cageot, une huître ou une bougie. Nous expliquant que la chose n’est pas l’objet et que ce qui est en jeu est bien la langue, il nous propose une poésie révolutionnaire – ne serait-ce que dans le choix des objets quelque peu subversif – et semble vouloir rompre avec les codes sociaux, les traditions qui ramènent inlassablement la poésie à une matière noble. Il présente l’Homme comme chosifié par le monde capitaliste et industriel et le lecteur ressent au long de sa lecture une pesanteur politico-sociale, une critique à peine muette de valeurs sans doute perdues.
L’auteur avoue un objectif : faire du Parti Pris des Choses une cosmogonie, construire un discours sur la Nature – divisée en trois règnes : minéral, végétal et animal – dont les choses seraient les réalités. Ainsi, la chose se fait prétexte à un exercice poétique et linguistique. Ponge travaille sur les sens, les mots, le signifiant, la forme des choses. Au détour de la prose, on découvre des vers cachés (L’Orange), des sonorités (assonances et allitérations), il faut prouver à tout prix que les mots ne sont pas uniquement des faiseurs de sens mais qu’ils peuvent être ce que l’on veut qu’ils soient et pour cela Ponge joue avec la langue, la polysémie, les dimensions sémantiques ou encore les phénomènes visuels (Le Gymnaste). L’auteur donne une signification poétique aux mots qui se font sous sa plume à fois métaphore et topique, il refonde les choses afin de se faire producteur de sens.
Mais surtout, au cœur de la poésie de Ponge, au cœur de ces choses, on trouve cette réalité informe de la parole qui doit produire une formule, une préciosité poétique (L’Huître). N’hésitant pas à se comparer à un escargot dans le poème du même titre, l’auteur livre sa propre leçon de choses opposant l’usage quotidien des mots contre une parole régénérée qui serait la parole poétique : chacun s’il le désire peut se faire poète tant qu’il prend selon Ponge, le meilleur parti qui « est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout depuis le début. »
Cécile Dumont
Un extrait du parti pris des choses, 1942
Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression. Mais où l’éponge réussit toujours, l’orange jamais: car ses cellules ont éclaté, ses tissus se sont déchirés. Tandis que l’écorce seule se rétablit mollement dans sa forme grâce à son élasticité, un liquide d’ambre s’est répandu, accompagné de rafraîchissement, de parfums suaves, certes, — mais souvent aussi de la conscience amère d’une expulsion prématurée de pépins.
Faut-il prendre parti entre ces deux manières de mal supporter l’oppression? — L’éponge n’est que muscle et se remplit de vent, d’eau propre ou d’eau sale selon: cette gymnastique est ignoble. L’orange a meilleurs goût, mais elle est trop passive, — et ce sacrifice odorant. . . c’est faire à l’oppresseur trop bon compte vraiment.
Mais ce n’est pas assez avoir dit de l’orange que d’avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l’air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide, sans aucune moue appréhensive de l’avant-bouche dont il ne fait pas hérisser les papilles.
Et l’on demeure au reste sans paroles pour avouer l’admiration que suscite l’enveloppe du tendre, fragile et rose ballon ovale dans cet épais tampon-buvard humide dont l’épiderme extrêmement mince mais très pigmenté, acerbement sapide, est juste assez rugueux pour accrocher dignement la lumière sur la parfaite forme du fruit.
Mais à la fin d’une trop courte étude, menée aussi rondement que possible, — il faut en venir au pépin. Ce grain, de la forme d’un minuscule citron, offre à l’extérieur la couleur du bois blanc de citronnier, à l’intérieur un vert de pois ou de germe tendre. C’est en lui que se retrouvent, après l’explosion sensationnelle de la lanterne vénitienne de saveurs, couleurs, et parfums que constitue le ballon fruité lui-même, — la dureté relative et la verdeur (non d’ailleurs entièrement insipide) du bois, de la branche, de la feuille: somme toute petite quoique avec certitude la raison d’être du fruit.
Sources bibliographiques