Introduction
Bernard-Marie Koltès (1948-1989) © photo : Elsa Ruiz
Un ami par Patrice Chéreau dans Le Monde, 19 avril 1989
Quelques jours après la mort de Bernard-Marie Koltès, Patrice Chéreau publie dans Le Monde du 19 avril 1989 un texte en hommage à son ami.
« C’est une dure loi, celle qui veut qu’on ne doit pas se contenter de subir la perte ignoble d’un ami, mais qu’il faut témoigner, en quelques lignes écrites hâtivement, de l’affection et de l’admiration profondes qu’on lui porte – et pourtant on le fait parce qu’on se dit qu’un mort ne doit pas être oublié, pas tout de suite. Surtout un jeune mort.
Bernard n’aimerait pas beaucoup les quelques mots que j’essaie ici de mettre bout à bout. Et c’est bien ainsi je crois. Mon travail, après tout, c’est de le mettre en scène, pas de le commenter.
Il a été une météorite qui a traversé notre ciel avec violence dans une grande solitude de pensée et avec une incroyable force, à laquelle il était parfois difficile d’avoir accès. Il m’intimidait et aujourd’hui encore plus que jamais.
Il n’était pas toujours d’accord avec mon interprétation de ses pièces. Il me le faisait rarement savoir : il avait la courtoisie de penser que je commettais plutôt moins de fautes que les autres. De mon côté, j’ai voulu rendre compte le moins mal possible et avec l’enthousiasme que procure le travail quotidien avec un écrivain, un vrai, de son monde à lui – une lame tranchante à laquelle je me suis souvent coupé.
Alors, que dire ? Au moins ceci auquel il tenait : il ne supportait pas que l’on qualifie ses pièces de sombres ou désespérées, ou sordides. Il haïssait ceux qui pouvaient le penser. Il avait raison, même si parfois c’était plus facile, dans l’instant, de les monter ainsi. Elles ne sont ni sombres ni sordides, elles ne connaissent pas le désespoir ordinaire, mais autre chose de plus dur, de plus calmement cruel pour nous, pour moi. Tchekhov aussi, après tout, était fâché qu’on ne voie que des tragédies dans ses pièces. “ J’ai écrit une comédie ”, disait-il de La Cerisaie, et il avait raison, lui aussi.
“ Il n’y a pas d’amour il n’y a pas d’amour ”, dit l’un des deux personnages de Solitude dans les champs de coton. Bernard demandait qu’on ne coupe surtout pas cette phrase qui le faisait sourire de sa façon si incroyablement lumineuse parce qu’il voulait qu’on la regarde, cette phrase, bien en face sans faire trop de sentiments. À nous de nous débrouiller, nous autres pauvres metteurs en scène sentimentaux, avec ce paradoxe, où se tient peut-être enfermée une part de sa vérité. D’ailleurs, voici le reste de la phrase : “ Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit il donc ce n’était que cela ”.
Alors, que dire ? C’était un desperado joyeux, voilà. Moi, je ne suis pas un desperado et j’étais souvent moins joyeux que lui qui savait si bien rire.
Pardon, Bernard, pour ma maladresse ».
Patrice Chéreau
Le même jour, Colette Godard publie cet article (Le Monde, 19 avril 1989).
La mort de Bernard-Marie Koltès
Bernard-Marie Koltès, auteur dramatique, dont la plupart des pièces ont été montées par Patrice Chéreau au Théâtre des Amandiers de Nanterre, est mort le 15 avril 1989 du sida. Il avait eu quarante et un ans le 9 avril.
« C’est Patrice Chéreau qui a fait connaître Bernard-Marie Koltès, mais auparavant, en 1981, Jean-Luc Boutté monte au Petit-Odéon avec Richard Fontana, La Nuit juste avant les forêts. On découvre la musicalité rythmée d’une écriture en même temps fluide et complexe, qui laisse imaginer un physique d’aventurier. Mais jusque dans la maladie, Bernard-Marie Koltès a gardé la beauté de l’adolescence. Il venait de Metz, où il avait fait le conservatoire de musique, en passant par New-York, où il était arrivé en 1968, plongeant d’un coup dans un monde nouveau, intense, éclatant.
Entre-temps, il est passé aussi par Strasbourg, où il a vu Maria Casarès mise en scène par Jorge Lavelli dans Médée. À partir de là, il sait qu’il va écrire pour le théâtre. Il entre à l’école du TNS, dans la section des régisseurs, il aime, dit-il » le côté matériel du spectacle, le bois, les toiles des décors ”. Il commence un roman qu’il n’a jamais sorti de son tiroir. Il voyage en Afrique. Il traduit Athol Fugard. Plus tard il traduit Le Conte d’hiver pour Luc Bondy.
La rencontre avec Patrice Chéreau est fondamentale. Ce qui rapproche les deux hommes est peut-être leur sens de la solitude. Comme un secret qu’ils partageraient et qui échappe aux paroles. Bernard-Marie Koltès habite des appartements d’aspect banal, très bien rangés, dont il s’évade brusquement, pour s’en aller loin, ou simplement voir des films de karaté dans les cinémas de Barbès.
Patrice Chéreau monte toutes les pièces de Koltès : Combat de nègres et de chiens, Quai Ouest. Une pièce dans laquelle il cherche, déclare-t-il “ un comique immédiat ”. Il se défend de décrire des milieux sordides : “ Mon milieu, va de l’hôtel particulier à l’hôtel d’immigrés… Les racines, ça n’existe pas. Il existe n’importe où des endroits. À un moment donné, on s’y trouve bien dans sa peau… Mes racines, elles sont au point de jonction entre la langue française et le blues. ”
À ce point de jonction est Solitude des champs de coton. Dans ce dialogue, ce double monologue croisé où la parole est une arme mortelle, l’écriture de Bernard-Marie Koltès atteint sa plénitude. La pièce est créée avec Laurent Malet et Isaach de Bankolé, dont Patrice Chéreau reprend le rôle – personnage inquiétant et pathétique, comme pouvait l’être Michel Simon.
En France, peu de metteurs en scène se risquent à monter, après Chéreau, les pièces de Koltès. Mais il est joué en Angleterre, en Scandinavie, en Hollande, en Allemagne. Il a écrit Le Retour au désert pour Jacqueline Maillan, et elle l’a joué avec Michel Piccoli au théâtre Renaud-Barrault. Il espérait un succès comique : “ II y a mille façons de rire ”, disait-il.
Devenu extrêmement pointilleux, Bernard-Marie Koltès était en désaccord avec la version allemande de ce Retour au désert, qu’Alexander Lang a monté au Thalia de Hambourg, et qui va être présenté aux prochaines Rencontres théâtrales de Berlin. Mais il se savait malade et voulait avant tout terminer sa dernière pièce, Roberto Zucco d’après l’histoire de cet homme, Roberto Succo (il a juste changé la première lettre du nom) qui, sans raison apparente, a tué ses parents, a été soigné, est sorti de l’hôpital, a vécu simplement, puis a recommencé à tuer, a été arrêté par hasard, s’est révolté, s’est suicidé… Bernard-Marie Koltès a peu écrit, il reste l’un des phares du théâtre contemporain. «
Colette Godard
Source bibliographique
Biographie
Notice biographique de Bernard-Marie Koltès
Bernard-Marie Koltès est né le 9 avril 1948 à Metz en Moselle.
En 1968, il fait un premier voyage marquant aux Etats-Unis. L’année suivante, il quitte Metz pour Strasbourg.
Il choisit de s’orienter vers le théâtre après avoir assisté à une représentation de Médée , interprétée par Maria Casarès et mise en scène par Jorge Lavelli. Plus tard, il écrira pour Maria Casarès . Il entre alors à l’école du nouveau TNS, Théâtre National de Strasbourg dirigé par Hubert Gignoux.
De 1970 à 1973, il écrit et monte ses premières pièces : Les Amertumes (d’après Enfance de Gorki), La Marche (d’après Le Cantique des cantiques), Procès Ivre (d’après Crime et châtiment de Dostoïevski) ; ainsi que L’Héritage et Récits morts.
Parallèlement, il fonde sa troupe de théâtre (le Théâtre du Quai)
L’héritage en 1972 puis Des voix sourdes en 1973 sont enregistrées à l’ORTF de Strasbourg et réalisées par Jacques Taroni avec les comédiens du Théâtre du Quai. Il enregistre également ses textes pour l’émission de Lucien Attoun sur France Culture.
En 1973, il voyage en URSS et en Europe de l’Est (Allemagne de l’Est, Kiev, Moscou, Leningrad). Après ce voyage, il s’inscrit au parti communiste et suit les cours de l’école du PCF. II se désengagera en 1979.
L’année suivante, il écrit Le jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet ( elle sera publiée en 1988) et commence son premier roman, La fuite à cheval très loin dans la ville , qui évoque la drogue comme une fuite. Tentative de suicide, dépendance aux drogues puis désintoxication, Bernard-Marie Koltès s’installe à Paris en 1976.
Il écrit La nuit juste avant les forêts en 1977 et la mettra en scène au festival off d’Avignon avec le comédien Yves Ferry dans le rôle phare. La pièce sera ensuite montée dans plusieurs villes de France et d’Europe et le fera connaître. Il écrit également Sallinger qui sera mis en scène par Bruno Boëglin à Lyon en 1978. En 1978, il voyage au Nigeria et en Amérique latine.
Bernard-Marie Koltès rencontre en 1979 le metteur en scène Patrice Chéreau qui montera la plupart de ses pièces au Théâtre Nanterre-Amandiers à partir de 1983. En 1980, Bernard-Marie Koltès voyage au Mali et en Côte d’Ivoire. Patrice Chéreau crée Combat de nègre et de chiens pour l’ouverture du Théâtre Nanterre-Amandiers en 1983.
Jérôme Lindon, éditeur aux Editions de Minuit, publie en 1984 La fuite à cheval . Il éditera ensuite au fur et à mesure tous les textes de Koltès. En 1985, ce dernier achève l’écriture d’un scénario, Nickel Stuff , dont le projet de réalisation avec John Travolta n’aboutira pas. Le texte lui-même ne sera édité qu’en avril 2009. Après l’écriture de Quai Ouest , Patrice Chéreau crée et met en scène la pièce au Théâtre Nanterre-Amandiers en 1986.
Première mise en scène de Dans la solitude des champs de coton par Patrice Chéreau à Nanterre avec Laurent Malet et Isaach De Bankolé en 1987 puis reprise avec Patrice Chéreau dans le rôle du dealer en 1988. Une nouvelle création verra le jour en 1996 avec Pascal Greggory et Patrice Chéreau à la Manufacture des Oeillets. Bernard-Marie Koltès traduit le Conte d’hiver de Shakespeare à la demande de Luc Bondy.
Grand succès pour la création en 1988 du Retour au désert par Patrice Chéreau au Théâtre du Rond-Point à Paris avec Jacqueline Maillan et Michel Piccoli. Bernard-Marie Koltès écrit sa dernière pièce, Roberto Succo , qui sera créée à la Schaubühne de Berlin en 1990 par Peter Stein avant d’être jouée en France. Dernier voyage à Lisbonne, au Mexique et au Guatemala en 1989.
Bernard-Marie Koltès meurt à Paris des suites du sida le 15 avril 1989.
Source bibliographique
Bernard-Marie Koltès, repères biographiques sur France Culture
En savoir plus :
Patrice Chéreau raconte Bernard-Marie Koltès sur France Culture
A suivre …..
Oeuvres
Principales pièces de théâtre de Bernard-Marie Koltès
– Les Amertumes (1970), Les Éditions de Minuit, Paris, 1998
– La Marche (1970), Les Éditions de Minuit, Paris, 2003
– Procès ivre (1971), Les Éditions de Minuit, Paris, 2001
– L’Héritage (1972), Les Éditions de Minuit, Paris, 1998
– Récits morts. Un rêve égaré (1973), Les Éditions de Minuit, Paris, 2008
– Des voix sourdes (1974), Les Éditions de Minuit, Paris, 2008
– Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet (1974), Les Éditions de Minuit, Paris, 2006
– Sallinger (1977), Les Éditions de Minuit, Paris, 1998
– La Nuit juste avant les forêts (1978), éditions Stock,1978
– Combat de nègre et de chiens (1979), suivi des Carnets, Les Éditions de Minuit, Paris, 1989
– Quai Ouest (1985), Les Éditions de Minuit, Paris, 1985
– Dans la solitude des champs de coton (1985), Les Éditions de Minuit, Paris, 1986
– Tabataba (1986), précédé de Roberto Zucco, Les Éditions de Minuit, Paris, 1990
– Le Retour au désert (1988), Les Éditions de Minuit, Paris, 1988
– Roberto Zucco (1988), suivi de Tabataba, Les Éditions de Minuit, Paris, 1990