Interview Tatiana De Rosnay Rose

C’était un dimanche après-midi de Mars. Paris était inondé de soleil. Les parisiens et les touristes avaient pris d’assaut les terrasses des cafés et les bancs des jardins. Le printemps était tout proche.

Je devais ce week-end là interviewer Tatiana de Rosnay par téléphone.

La veille, Tatiana me propose de faire cette interview chez elle : « J’ai des documents à te montrer ».

Rose de Tatiana de Rosnay

Tatiana de Rosnay
Photo EHO – David Ignaszewski​

La table du salon est couverte de bouquets de roses plus beaux et plus parfumés les uns que les autres : des cadeaux de son éditeur, d’une amie fleuriste, d’admirateurs…

Un thé délicieux et l’interview démarre.

L’auteure de Boomerang me montre ses cahiers Moleskine, le plan du quartier de la rue Childebert qui lui a servi de boussole tout au long de l’écriture de son roman, toutes ses notes… Comment nait un roman ? Comment Tatiana de Rosnay a-t-elle imaginé cet inoubliable récit? Tout au long de l’entretien, de sa voix passionnée et envoutante, elle évoque son travail, son enthousiasme et aussi parfois ses doutes.

Elle me raconte alors la naissance de Rose et comment une « petite graine » plantée dans sa tête il y a une quinzaine d’années est devenue ce magnifique roman épistolaire.

La petite graine

« J’avais vu en 1995 une exposition consacrée aux photos que Charles Marville avait prises avant les travaux d’Haussmann. Je ne me souviens plus très bien mais je crois que c’était au Musée Carnavalet. Quelque temps après j’ai acheté ce livre de Marie de Thézy et me suis plongée dans ces photos étonnantes.

Sur l’une des photos, on aperçoit la rue Taranne. Sur d’autres on découvre la rue Saint Marthe, la rue Childebert et la rue Erfurth. Et c’est là, à l’angle des ces deux rues, que beaucoup plus tard j’ai imaginé la demeure de Rose. Dans mon roman, la maison de Rose est un peu plus grande que celle de la photo.

Rose de Tatiana de Rosnay

La maison de Rose est la maison blanche située à l’angle de la rue d’Erfurth et de la rue Childebert

Je crois que c’est à ce moment-là, je n’en avais pas encore conscience, qu’est née l’envie d’écrire Rose. Bien-sûr j’avais lu la Curée de Zola. J’étais fascinée par cette période. J’avais envie de raconter ce Paris aujourd’hui disparu.

L’étincelle

L’étincelle est venue beaucoup plus tard, lorsque j’ai pris conscience, que dans mon propre quartier, le quatorzième arrondissement, il y avait eu aussi, entre 1970 et 1990, des travaux tout aussi traumatisants pour ses habitants. On l’a oublié aujourd’hui mais ce quartier a été « sévèrement haussmannisé ». C’est ma fleuriste, Véronique Vallauri ( dont la boutique m’a inspirée pour créer celle du roman) qui m’a offert un livre passionnant et émouvant sur ces travaux : Il était une fois dans (la rue de) l’Ouest de Gérard Brunschwig.

Pour cause d’insalubrité il a été décidé de détruire de nombreux immeubles sur près de dix hectares entre Gaité et Plaisance; ceci afin de construire un nouveau quartier incluant Vercingétorix, Guilleminot et Pernetty. Les habitants ont essayé de résister. Ce qui est étonnant c’est que le QG de l’association pour sauver le quatorzième arrondissement était exactement à l’endroit où se situe maintenant la boutique de fleurs de Véronique Vallauri.

J’ai découvert qu’il y avait eu des rafales de lettres recommandées, des mises en demeure, des visites d’huissier, des serruriers qui ont forcé des portes d’appartement, des scellés, des convocations au commissariat, des expulsions. Ces choses là sont arrivées à des personnes âgées isolées. Les autorités de la ville les ont forcées à partir. Le droit a parfois été bafoué.

J’ai pris conscience du traumatisme qu’ont subi tous ces gens qui ne voulaient pas quitter leur maison. Ces expulsions ont été sauvages. Tout ceci s’est passé il y a 20 ans ou 30 ans, un peu plus de cent ans après les travaux d’Haussmann.

Ça m’a beaucoup ému de voir comment les habitants se sont battus, comment ils ont réussi ou pas à garder leur maison. Il y a eu des gens fragilisés, contraints à l’irréparable. C’est en lisant ce livre, que j’ai imaginé le personnage de Rose, une femme qui ne veut pas quitter sa maison et qui va se battre pour la sauver.

La Bibliothèque Nationale

Je mets en moyenne deux ans pour écrire un roman, c’est le temps qu’il m’a fallu pour écrire Rose. J’ai commencé par trois mois de recherche, à partir de mi-2008, à la Bibliothèque Nationale (la bibliothèque François-Mitterrand). C’est mon ami Didier Le Fur qui m’a initié à l’univers de la BN et qui m’a aidé à mener ces recherches. J’ai consulté les journaux de l’époque, les romans, les pamphlets, les correspondances… J’ai recherché ce qu’on disait d’Haussmann et de Napoléon III, comment les parisiens s’habillaient, ce qu’ils mangeaient, comment ils se déplaçaient ou voyageaient, comment ils s’informaient, quelle était leur vie au quotidien. Karine, une amie, m’a permis de consulter une lettre d’expropriation et la réponse que le propriétaire a adressée à la Préfecture de Paris.

Rose de Tatiana de Rosnay

Ecrire un roman sur le second Empire, c’est redécouvrir avec bonheur un monde où il n’y a ni téléphone, ni radio, ni Internet. Il m’a fallu comprendre comment Rose pouvait s’informer de ce qui se passait dans son quartier ou dans d’autres endroits de Paris (L’Exposition Universelle, l’affaire des cimetières et celle du Jardin du Luxembourg). Il m’a fallu rechercher à la BN toutes ces informations qu’on ne trouve pas sur Internet.

Ces trois mois m’ont permis de constituer une documentation importante et de m’imprégner de l’époque. A un moment Didier m’a dit : « Tatiana, tu n’écris pas un livre sur Haussmann. Il faut que tu t’arrêtes ». Et il a eu raison, car le risque dans ce genre de recherches, c’est de les poursuivre à l’infini.

Il m’a ensuite fallu relire toutes mes notes, les digérer, m’en imprégner. C’est alors que je me suis mise à la place de Rose qui un matin reçoit cette lettre d’expropriation et dont la vie bascule.

Car, comme la Mémoire des murs (roman écrit à la première personne, qui nous plonge au plus profond des secrets de Pascaline, son héroïne), Rose est construit de l’intérieur. C’est elle qui au travers de sa lettre à Armand, son mari, va nous conter son histoire.

La carte.

Rose de Tatiana de Rosnay

Je ne pouvais pas vivre sans cette carte. C’était ma boussole. J’y ai dessiné le tracé de la Rue de Rennes et du Boulevard Saint-Germain, l’Eglise Saint-Germain, la Seine, le coin de la rue Taranne qui existe encore aujourd’hui. On y voit aussi la rue Erfurth, la rue Childebert et la maison de Rose qui est là à l’angle de ces deux rues. Il fallait que j’aie ça en tête pour comprendre quel était le monde de Rose, pour imaginer ce qu’elle voyait lorsqu’elle sortait de chez elle.

Ce cahier c’était ma bible

Sur ce cahier figuraient toute la structure du livre, toutes les dates importantes de l’époque (le coup d’Etat du futur Napoléon III, l’exposition universelle, l’épidémie de choléra …). Il y avait tous mes personnages (les voisins de Rose, Armand, son mari, leurs enfants, maman Odette, le docteur Nonant, Mme Paccard, la baronne de Vresse, M. Monthier, le chocolatier…), à quoi ils ressemblaient, leur passé, leur caractère.

Rose de Tatiana de Rosnay

Sur une autre page, j’avais la description de la maison de Rose, les boutiques qui se situaient au rez de chaussée : le magasin de fleurs d’Alexandrine et la librairie de M. Zamaretti. J’avais également imaginé tout ce qui s’était passé dans cette maison, comment Rose l’avait découverte, ce qu’elle avait ressentie la première fois qu’elle y était entrée, depuis combien de temps cette maison était dans la famille de son mari ; les principaux endroits qu’elle fréquentait, ses bons et ses mauvais souvenirs.

Pour trouver les noms de mes personnages, j’ai utilisé un annuaire de la fin du dix-neuvième siècle que m’avait offert ma belle mère. Cet annuaire se lit comme un roman. Je me suis plongée dedans pour trouver des noms et des prénoms de l’époque. Il y en avait qui étaient surprenants.

Le blocage

Puis quand je me suis sentie prête (début 2009), je me suis installée devant mon ordinateur. Et là il s’est passé un truc bizarre, ou plutôt il ne s’est rien passé. Je suis restée bloquée pendant plusieurs jours sans rien pouvoir écrire (alors que j’avais écrit tous mes précédents romans sur ordinateur). Je me souviens du jour ou je suis sortie acheter ce cahier vert.

Rose de Tatiana de Rosnay

J’ai ensuite allumé une bougie. Je me suis installée à mon bureau avec un stylo plume noir et j’ai commencé à écrire. Ce fut le déclic. C’était incroyable. J’ai compris qu’il fallait que je me rapproche le plus possible de Rose, que je sois dans sa peau.

Rose de Tatiana de Rosnay

J’ai tellement écrit au stylo plume, que j’ai retrouvé la bosse qu’on avait sur le doigt (le majeur) lorsqu’on était étudiant et qu’on écrivait beaucoup.

Comme j’ai une écriture pas évidente à relire, j’étais obligée dès que j’avais écrit une dizaine de pages de tout de suite les recopier sur l’ordinateur. Je n’ai ainsi jamais eu peur de ne pas pouvoir me relire ou de perdre ces précieux cahiers.

La lenteur

Ecrire à la lueur d’une bougie et au stylo m’a beaucoup plu. Il y a un rythme différent de celui d’un texte composé sur ordinateur. Pour être franche, j’avais peur, et j’ai toujours peur que mes lecteurs que j’ai habitués à des rythmes rapides et des rebondissements multiples (Boomerang, Moka, Elle s’appelait Sarah..) soient un peu désarçonnés par la lenteur du récit.

Ce livre a un ton un peu suranné, mais c’est ce que je voulais. On me dit : « Vous la Geek, pourquoi avoir écrit ainsi à l’ancienne ? ». C’est peut-être le seul livre que j’écrirai ainsi, mais j’ai pris un plaisir fou à le faire. Vraiment ! Ça fait partie des contradictions que j’assume.

Une ode à l’art de la correspondance

Le roman démarre quand Rose apprend que sa maison va être démolie. Elle n’a pas beaucoup de temps pour exprimer tout ce qu’elle a à dire à son mari. C’est pourquoi il m’a paru logique qu’elle lui écrive une longue lettre. D’autres lettres sont intercalées dans le récit : des lettres d’Armand, de sa belle mère, de la baronne de Vresse, de son fils…

Aujourd’hui on ne connaît plus l’écriture des gens. On reçoit des mails, des SMS, mais très rarement une lettre. Quand nous étions ados, je me souviens du plaisir d’attendre une lettre, de sentir son parfum. On se souvient tous de nos premières lettres d’amour, des lettres des grands parents, des amis. J’ai voulu rendre hommage à cet art qui ne se pratique plus tellement. J’ai dit que nous étions des naufragés de l’ère numérique. Je le pense vraiment car aujourd’hui on ne fait plus l’effort d’écrire.

L’été dernier, lorsque j’ai terminé Rose, j’ai acheté un joli papier à lettres et j’ai écrit plein de lettres, ça m’a fait très plaisir. J’ai écrit à ma mère, à ma meilleure amie, à ma tante, à mon oncle, à mes cousins. C’était merveilleux d’aller déposer ces lettres à la Poste.

Le plaisir d’attendre une lettre, de reconnaître l’écriture, de l’ouvrir, de s’installer pour la lire. Rose c’est aussi une ode à l’art de la correspondance.

Rose

Rose, c’est une femme à la fois fragile et douce, mais en même temps très forte et finalement étonnamment moderne dans son insoumission. Elle compare les parisiens qui partent, chassés par le préfet, à des moutons. Elle refuse d’être de ce troupeau. Elle a une modernité étonnante qui n’existait pas à son époque. C’est une pré-féministe. Elle ne veut pas se soumettre à cet ordre. Elle a un côté charmant mais très têtu. En même temps, elle aime les jolies robes, elle est coquette. Elle s’intéresse au monde de la lecture qu’elle découvre tard. C’est la même chose pour les fleurs.

Elle est très populaire dans son quartier : Gilbert le chiffonnier est peut être un peu amoureux d’elle ? Alexandrine, la fleuriste l’aime comme une mère. Tout le monde aime Rose.

Xynthia

Karine, une amie blogueuse, m’a envoyé récemment un article sur une femme qui a un hôtel-restaurant en Vendée (où a sévi l’an dernier la tempête Xynthia). On lui a ordonné de partir parce que son établissement est situé sur un terrain inondable. Cette femme est comme Rose, c’est impressionnant. Elle refuse de partir, elle ne partira pas. Ce genre de femme a existé. Il existe encore.

Le quartier Saint Germain.

Je souhaitais situer le roman dans un quartier que j’aime bien et que je connais bien. J’aurais eu beaucoup plus de mal à évoquer d’autres quartiers que je connais moins. Ce qui est drôle, c’est qu’aujourd’hui, Saint-Germain est devenu le quartier de l’Edition (ce qu’il n’était pas à cette époque).

Ce qui a été très compliqué c’est de faire coïncider les dates importantes de la vie de Rose (son mariage, la naissance de sa fille …) avec les événements historiques de l’époque ( les 3 Glorieuses, l’exposition universelle…) et bien-sûr les travaux d’Haussmann. J’ai juste pris un peu de liberté avec le terrible hiver où la Seine a gelé (peut-être cet épisode a-t-il eu lieu l’année précédente ou l’année suivante ?).

Il me fallait aussi avoir sous les yeux les photos de Marville des rues Taranne, Erfuth et Childebert pour bien comprendre et imaginer le choc qu’avait été leur destruction.

La mémoire des murs et les secrets de famille

On retrouve dans ce roman mes deux obsessions : la mémoire des murs et les secrets de famille . Rose porte en elle un terrible secret depuis 30 ans. Ce qu’elle subit dans le roman va l’inciter à confier ce secret.

J’ai essayé de faire un parallèle entre le corps de Rose et ce que Haussmann a fait subir à Paris. Le corps d’une femme est pour moi comme une maison. Rose a subi dans le passé un traumatisme. La démolition de sa maison serait pour elle un nouveau traumatisme.

Elle qui n’a pas eu la chance d’avoir une mère aimante va trouver dans maman Odette, sa belle-mère une maman de substitution. A la première rencontre elle se sent aimée. C’est pourquoi cette maison est si importante pour elle, c’est son havre de paix, son refuge. Même si elle y a vécu des moments difficiles, cette maison elle ne peut pas la quitter.

Paris

J’avais envie de parler de cette ville que j’aime. Je suis parisienne après tout. Je ne voulais pas rentrer dans des lieux communs. J’avais envie de parler d’un Paris qu’on n’a pas connu. Nous on vit dans le Paris d’Haussmann, on emprunte ses grands boulevards tous les jours. Les gares, l’éclairage public, les égouts : tout cela date aussi de cette période. C’est lui qui a façonné notre ville.

Percement de la rue de Rennes et du Boulevard Saint-Germain

On ne sait plus ce qu’était Paris avant lui. J’ai voulu montrer ça. Sans dire si c’était mieux ou moins bien, car là n’est pas mon propos. Je dis que c’était un autre Paris et que ce nouveau Paris n’a peut-être pas été fait aussi facilement qu’on le croit. Personne ne sait qu’il y a eu 17 ou 18 ans de travaux. Personne ne sait ça. Personne ne connaît la violence des travaux si bien décrite dans la Curée de Zola.

« Dear Meryl Streep, you’re my Rose »

Après Elle s’appelait Sarah, trois de mes romans vont être adaptés au cinéma : Moka, le voisin et Boomerang. Ça m’intéresse beaucoup d’imaginer ce que seront mes personnages : Leonard Faucleroy, Colombe, Angèle, Antoine, Justine… J’ai hâte de les voir à l’écran.

Mais mon rêve absolu c’est que Rose soit adapté au cinéma. Il faudra un cinéaste capable de mettre en scène les démolitions d’Haussmann. C’est un chantier tellement hallucinant.

Rose de Tatiana de Rosnay

Une affiche du roman de Tatiana de Rosnay près du Boulevard Saint-Germain

Pour moi, Rose c’est Meryl Streep : je l’imagine avec son beau visage, un peu triste, un peu las, dans la cave de la rue Childebert : Dear Meryl Streep, you’re my Rose ».

Propos recueillis par Guy Jacquemelle
le 7 Mars 2011

Pour en savoir plus :

Une Rose inoubliable (sur le site alalettre)