Le Cid de Pierre Corneille

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Contexte

Le Cid a été créé au Théâtre du Marais en janvier 1637 et publié à Paris en mars de la même année. Corneille s’est inspiré d’une comédie espagnole , Las Macedades del Cid ( les enfances du Cid) de Guillen de Castro. C’est la neuvième pièce de Corneille et sa seconde tragi-comédie. Cette œuvre en 5 actes connaît dès sa création un succès immense. Elle bouleverse le paysage dramatique de l’époque mais vaut à Corneille de vives critiques d’auteurs rivaux et de théoriciens du théâtre. Les pamphlets à l’encontre de l’auteur se multiplient. Richelieu s’en mêle et demande à la jeune Académie française de prendre position. Celle-ci, prudente, déclare cependant que la pièce pêche contre la vraisemblance tant sur le plan dramaturgique que sur le plan moral. Le public, faisant fi des critiques, se presse aux représentations ( En vain contre le Cid un ministre se ligue, Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue (Boileau)) . Paris, qui n’a jamais connu un tel triomphe ne parle plus que du cas de conscience de Rodrigue, partagé entre son amour pour Chimène et sa volonté de venger Don Diègue, son père offensé : le dilemme Cornélien est né…

Les Principaux personnages du Cid

Rodrigue (surnommé le Cid) : il est le fils de Don Diègue et l’amant de Chimène.

Chimène : elle est la fille du comte de Gormas et est amoureuse de Rodrigue qu’elle rêve d’épouser.

Le Comte de Gormas : le père de Chimène . il est le chef des armées et est le rival de Don Diègue.

Don Diègue : il est le père de Rodrigue. Vieillissant, il est un des grands personnages de Castille.

L’Infante : La fille du roi Don Fernand, elle est amoureuse de Rodrigue.

Don Fernand : le roi de Castille.

Don Sanche : gentilhomme, il est amoureux de Chimène.

Elvire : elle est gouvernante de Chimène.

Léonor : elle est gouvernante de l’infante.

Quelques extraits du Cid

Acte 1 , Scène 4

Don Diègue
Ô rage ! ô désespoir ! ô viellesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras qu’avec respect tout l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher Le Comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
Mais d’un corps tout de glace inutile ornement,
Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade, et non pas de défense,
Va, quitte désormais le derniers des humains,
Passe, pour me venger, en de meilleures mains.

Acte 1 , Scène 6

Don Rodrigue

Percé jusques au fond du coeur
D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une juste querelle,
Et malheureux objet d’une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
Ô Dieu, l’étrange peine !
En cet affront mon père est l’offensé,
Et l’offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maitresse.
L’un m’anime le coeur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vire en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Paut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?
Père, maitresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui cause ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maitresse aussi bien qu’à mon père ;
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu’à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,
Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s’était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu’à ma maitresse :
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence ;
Courons à la vengeance ;
Et tout honteux d’avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,
Si l’offenseur est le père de Chimène.

Acte 2 , Scène 2

Don Rodrigue
À moi, comte, deux mots.

Le Comte
Parle.

Don Rodrigue
Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien Don Diègue ?

Le Comte
Oui.

Don Rodrigue
Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le Comte
Peut-être.

Don Rodrigue
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le Comte
Que m’importe ?

Don Rodrigue
À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le Comte
Jeune présomptueux !

Don Rodrigue
Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.

Le Comte
Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main !

Don Rodrigue
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le Comte
Sais-tu bien qui je suis ?

Don Rodrigue
Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Mais j’aurai trop de force, ayant trop de coeur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invicible.

Le Comte
Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que ta haute vertu répond à mon estime ;
Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j’avais fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense ma valeur d’un combat inégal ;
Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort ;
Et j’aurais seulement le regret de ta mort.

Don Rodrigue
D’une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie !

Le Comte
Retire-toi d’ici.

Don Rodrigue
Marchons sans discourir.

Le Comte
Es-tu si las de vivre ?

Don Rodrigue
As-tu peur de mourir ?

Le Comte
Viens, fais ton devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l’honneur de son père.

Acte 3 , Scène 3

Chimène
C’est peu de dire aimer, Elvire, je l’adore ;
Ma passion s’oppose à mon ressentiment ;
Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
Je sens qu’en dépit de toute ma colère,
Rodrigue dans mon coeur combat encor mon père.
Il l’attaque, il le presse, il cède, il se défend,
Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant :
Mais en ce dur combat de colère et de flamme,
Il déchire mon coeur sans partager mon âme ;
Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,
Je ne consulte point pour suivre mon devoir ;
Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige.
Rodrigue m’est bien cher, son intérêt m’afflige ;
Mon coeur prend son parti ; mais, malgré son effort,
Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

Acte 3 , Scène 4

Don Rodrigue
Ô miracle d’amour !

Chimène
Ô comble de misère !

Don Rodrigue
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Chimène
Rodrigue, qui l’eût cru ?

Don Rodrigue
Chimène, qui l’eût dit ?

Chimène
Que notre heur fût si proche, et sitôt se perdît ?

Don Rodrigue
Et que si près du port, contre toute apparence
Un orage si prompt brisât notre espérance ?

Chimène
Ah ! mortelles douleurs !

Don Rodrigue
Ah ! regrets superflus !

Chimène
Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

Acte 4 , Scène 3

Don Rodrigue
Sous moi donc cette troupe s’avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d’impatience, autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit
Passe une bonne part d’une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous
L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer ; tout leur parait tranquille ;
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux maisn qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Maures se confondent,
L’épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,
Leur courage renait, et leurs terreurs s’oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges ;
De notre sang au leur font d’horribles mélanges.
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
Ô combien d’actions, combien d’exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
J’allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage ;
Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage :
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les chables,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte ;
Le flux les apporta, le reflux les remporte ;
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing ils ne m’écoutent pas ;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef ; je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
C’est de cette façon que pour votre service…