« L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains humaines d’une bête qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves.
C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi de l’enfance » :
Il était une fois…..
Jean Cocteau
La Belle et la Bête est l’un des joyaux du cinéma français, brillant de son originalité. Le film sort en salle en 1946 reçoit le Prix Louis-Delluc récompensant le meilleur film français de l’année. Le succès, à raison, est immense.
La Belle et la Bête de Madame Leprince de Beaumont (1757)
Le film est une adaptation littéraire inspiré du conte La Belle et la Bête du recueil le magasin des enfants de Madame Leprince de Beaumont datant de 1757. Le conte de Madame Leprince de Beaumont est un conte ayant pour but de distinguer laideur et beauté sur le plan physique et moral. Le procédé est simple. Le conte oppose des personnages doubles dans lesquels identité physique et morale ne s’articulent pas. D’un côté, les deux sœurs de Belle ont le physique et le comportement de deux princesses mais sont profondément égoïstes, paresseuses et jalouses. De l’autre, la Bête se trouve pourvue d’un physique monstrueux mais au fond est pleine de tendresse et de générosité. Le conflit moral se cristallise autour de la Bête qui, recluse dans son château et prisonnière d’un châtiment magique, ne peut espérer retrouver son apparence humaine que si quelqu’un tombe amoureux d’elle. La question que pose le conte est alors : peut-on et doit-on aimer quelqu’un en dépit de sa laideur physique ? Seul le personnage de la Belle dont la beauté physique égale ses qualités morales et son humilité permettra de résoudre positivement ce conte de fée et d’apposer avec sérénité et plaisir, après avoir puni les vilaines sœurs en les transformant en statues : « [la Bête] épousa la Belle, qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu. »
Le conte est moralement satisfaisant car il désentrelace ou annihile la duplicité des personnages : la Bête qui était moralement saine retrouve magiquement un physique reflétant son intériorité (« elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’amour ») et les sœurs sont transformées en statue pour être punies du mal qu’elles n’ont cessé de faire autour d’elles. Au conte moral, ne résiste ni le mystère, ni l’injustice. Le conte lave noir et blanc et se débarrasse du gris pour faire apparaître une morale bien lustrée, difficilement contestable.
En replaçant le conte dans son contexte historique, l’analyse de M.-A Reynaud tend à l’idée que la morale du récit a pour but de convaincre les jeunes filles d’épouser des veufs fortunés, d’accepter un mariage qui ne soit pas d’amour mais du moins basé sur la compassion et le respect mutuel.
L’adaptation cinématographique de Cocteau
Le travail d’adaptation de Cocteau se découpe en deux temps. Tout d’abord, un temps de réécriture pour transformer le récit en une écriture dialogique et à proprement cinématographique ; ensuite, un travail de mise en scène incluant scénographie, costumes et trucages.
En ce qui concerne la réécriture en elle-même, Cocteau reste fidèle à la structure générale et morale du conte mais modifie et affine à sa convenance un grands nombre d’éléments : Cocteau gomme légèrement l’importance de la destinée des sœurs (les deux sœurs ne se marient pas et ne sont pas châtiées à la fin), confinant les deux ingrates à des traits physiques et moraux rudimentaires qui font le solide contrepoids de Belle. Cocteau garde toutefois la séquence de l’oignon et en tire une scène comique où les deux sœurs jalouses se servent du bulbe pour s’arracher quelques larmes et feindre leur attachement à Belle afin de l’empêcher de repartir chez la Bête où elle se trouvait finalement plus heureuse qu’à trimer à la place de ses frères et sœurs.
Le second changement important dans la narration doit être relié directement au choix des acteurs. Cocteau crée un personnage, Avenant – beau comme son nom l’indique-, soupirant en titre de Belle et ami aux poches percées de son frère. Belle se refuse à lui par sacrifice familial conjugué au prétexte œdipien : « Je dois rester auprès de mon père ». La ruse et l’ingéniosité de Cocteau est de faire jouer Avenant et la Bête qui sont donc rivaux pour obtenir la main de Belle, par le même acteur : Jean Marais. Si l’on fait attention, on peut s’en rendre compte assez rapidement, car derrière le masque de poil de la Bête, on devine les yeux grands yeux clairs de l’acteur qui permettent à Cocteau de réaliser l’impossible réconciliation des deux rivaux. En effet, l’histoire choisit de tuer Avenant ainsi qu’en lui l’arrogance et la vénalité mais préserve la perfection de son visage en donnant les traits de Jean Marais à la Bête. Ce transfert est réalisé par un audacieux fondu enchaîné s’articulant justement sur l’unique trait en commun d’Avenant et la Bête : les yeux.
La mise en scène constitue le second pan de l’adaptation. Il ya beaucoup à dire, et si elle est réussie c’est que Jean Cocteau a pioché avec finesse dans ses références picturales pour créer un univers tantôt réaliste, tantôt fantastique. Pour ce qui est du pan réaliste du film, c’est-à-dire l’espace familial avec ses occupations domestiques et ses soucis d’argent, Cocteau s’est inspiré des maîtres hollandais et flamands, en particulier de Vermeer. Pour l’univers fantastique de la Bête, représenté par son château, Cocteau doit sa dette au graveur du XIXe siècle, Gustave Doré, connu pour ses illustrations des contes de Perrault. Le jeu des ombres et des lumières, notamment avec les candélabres supportés par des bras humains qui accueillent le marchand perdu dans la nuit ne sont pas non plus sans rappeler l’esthétique angoissée de l’expressionnisme allemand. Mais attention, ces candélabres animés, c’est à Coteau qu’on les doit, et pas à Walt Disney contrairement à ce que l’on peut croire. L’univers des objets animés auquel s’ajoute les cariatides de la cheminées jouées par des vrais acteurs ne vient pas non plus de Madame Leprince de Beaumont mais bien de Cocteau et ont su plaire aux studios d’animation quand ils ont produit le dessin animé de 1991.
Ce que l’on savoure le plus dans le film, ce sont tous les effets que permet le cinématographe pour recréer l’univers merveilleux du conte. Cocteau, sublime l’arrivée de Belle dans le château en ralentissant sa course dans les escaliers. Sa robe blanche flotte autour d’elle et fait de cette entrée dans l’antre mystérieux de la Bête l’apparition d’un un ange. Cocteau se fait illusionniste en coupant la pellicule au bon endroit afin de remplacer un collier de perle en racine et simuler sa transformation magique. Il s’amuse du cinéma comme un enfant, faisant ce « tour de cartes perpétuel qu’on exécute devant le public et dont il ne doit pas connaître le mécanisme. »
L’aventure de la Belle et la Bête pour cet artiste protéen est aussi l’occasion de définir son rapport à l’écriture cinématographique. Jean Coteau décrit le cinématographe comme une « écriture en image », une histoire écrite à l’ « encre de la lumière ». Cocteau veut faire une « poésie du cinéma » et ce n’est pas un hasard si l’écrivain-poète-dramaturge-graphiste et dessinateur emploie la métaphore de l’écriture pour parler de son travail de cinéaste : on l’a vu plus d’une fois la plume et le pinceau aux doigts.
Inès Coville
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Texte de la Belle et la Bête de Madame Leprince de Beaumont
Interview de Jean Marais à propos du tournage